La première moitié de XVe siècle nous a légué trois relations françaises de voyages en Orient. La première est celle de Nompar de Caumont qui visita les Lieux saints en 1418(1). Les deux autres sont dues à la plume de deux serviteurs de Philippe le Bon, duc de Bourgogne, Ghillebert de Lannoy et Bertrandon de La Broquière.
Ghillebert de Lannoy avait accompli en 1401, en compagnie du sénéchal de Hainaut, un premier pèlerinage à Jérusalem et visité Rhodes, les îles de l'Archipel et Constantinople. Après avoir fait deux voyages dans l'Europe centrale, en 1413 et en 1414, il fut chargé, sept ans plus tard par le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne, d'une mission militaire en Orient. Il passa deux années à parcourir la Prusse, la Pologne, la Hongrie, la Russie, les Principautés danubiennes, les côtes de l’Égypte et celles de la Syrie, Rhodes et le détroit des Dardanelles et il revint dans ses foyers après s'être arrêté à Venise et avoir traversé L'Allemagne(2).
L'auteur de la troisième relation est Bertrandon de La Broquière, premier écuyer tranchant, conseiller et chambellan de Philippe le Bon.
Ce fut longtemps après son retour, après les fêtes du Vœu du faisan, qu'il reçut l'ordre de rédiger le récit de son voyage, d'après les notes qu'il avait consignées sur son carnet; Jean Mielot était, à la même époque, chargé de traduire en français l'Advis directif pour faire le voyage d'oultremer de Frère Brochard l'Allemand.
Le Voyage d'outremer figure plusieurs fois dans les inventaires des livres de la maison de Bourgogne(3) malgré le vif intérêt qu'il présente, il n'avait point, jusqu'au commencement de ce siècle, attiré l'attention des savants. M. Legrand d'Aussy, membre de l'Institut de France, qui s'était fait connaître par un Recueil de fabliaux, ou contes, fables et romans du XIIe et du XIIIe siècle et par une Histoire de la vie privée des Français depuis l'origine de la nation jusqu'à nos jours, lut, dans la séance du 22 messidor de l'an VII, la relation du voyage de Bertrandon de La Broquière dont il crut devoir, bien à tort, rajeunir le style. Il fit précéder sa traduction d'un discours préliminaire dans lequel il analyse d'une manière très sommaire et souvent inexacte, les récits de quelques-uns des voyageurs du moyen Age(4). M. Legrand d'Aussy n'a point reproduit dans son intégrité la narration de Bertrandon, et les quelques notes qu'il a données ne jettent pas une lumière bien vive sur les passages qu'il a voulu élucider. Ses remarques sont, en outre, empreintes d'une partialité excessive pour tout ce qui se rattache au passé de notre histoire, et il me suffira de citer quelques phrases de son discours pour faire connaître l'esprit qui a dicté ses appréciations. « L'auteur, dit-il en parlant de Bertrandon, était gentilhomme et l'on sen aperçoit sans peine, quand il parle de chevaux, de châteaux forts et de joutes ». Il ajoute plus loin, en parlant de la relation de La Broquière qui ne consacre pourtant que quelques pages à la Terre Sainte et à ses sanctuaires: « Quant aux pèlerinages, on verra, en le lisant, combien ils étaient multipliés en Palestine et son livre sera pour nous un monument qui, d'une part, constatera l'aveugle crédulité avec laquelle nos dévots occidentaux avaient adopté ces pieuses fables, et de l'autre, l'astuce criminelle des chrétiens de Terre Sainte qui, pour soutirer l'argent des Croisés et des pèlerins et se faire à leurs dépens un revenu, les avaient imaginées. »
Le Voyage d'outremer et le Discours préliminaire de M. Legrand d'Aussy furent traduits en anglais par M. Thomas Johnes peu de temps après leur publication. M. Thomas Johnes dédia son travail à la mémoire de sa soeur Elisabeth, femme de M. John Hanbury Williams, et le fit imprimer à Hafod en 1807(5).
Il n'a rien ajouté au Discours préliminaire ni aux quelques notes de Legrand d'Aussy. Il s'est borné à traduire fidèlement le texte qu'il avait sous les yeux. M. Thomas Wright a inséré cette traduction dans le volume qu'il publia en 1848 et qui contient les relations de quelques voyageurs en Palestine(6). Le texte donné par M. Legrand d'Aussy et son discours furent insérés en français dans la seconde édition du Recueil des voyages d'Hakluyt(7).
Enfin, M. Vivien de Saint-Martin qui signalait, en 1845, l'importance du voyage de Bertrandon en a donné, quelques années plus tard, un résumé très succinct dans sa Description historique et géographique de l'Asie Mineure(8), et M. de Mas Latrie a publié le Récit d'une ambassade envoyée au Grand Karaman Ibrahim beg, par le nouveau roi de Chypre, extrait de la relation du Voyage d'outremer de Bertrandon de La Brocquière(9).
La relation de Bertrandon a été mise à contribution et son témoignage a été invoqué par tous les écrivains qui se sont occupés, depuis le commencement de ce siècle, soit de l'histoire de Charles VII, soit des relations politiques et commerciales des États de l'Europe avec l'Orient pendant le règne de ce prince. Nous trouvons son nom cité par M. Van Praet(10), par M. Depping(11), par M. Vallet de Viriville(12), par M. Pierre Clément(13), par M. le marquis de Beaucourt, dans son Histoire de Charles VII(14), par M. Heyd(15) et par MM. Pigeonneau et Müntz(16).
Ce n'est point seulement en France que la personne de Bertrandon de la Broquière et les renseignements qu'il nous fournit ont fixé l'attention des savants. M; Alexandre Pinchart lui a consacré une notice dans un de ses ouvrages el le lecteur trouvera plus loin le récit d'un fait rapporté par cet érudit qui n'est point à l'honneur du châtelain de Rupelmonde(17). M. Bruun ,a inséré, sur notre voyageur, dans les Mémoires de la Société archéologique de Moscou, un article que je n'ai point eu sous les yeux et que je ne connais que par la mention qu'en fait M. Roehricht dans sa Bibliotheca geographica Palestinæ. La relation de Bertrandon a excité également l'intérêt des savants qui se sont occupés de la géographie et de l'histoire des principautés des Balkans, et elle leur a fourni de précieux détails.
M. Ristich a fait paraître, dans le sixième volume du Glasnik ou Recueil annuel de la Société des sciences de Belgrade, la traduction en langue serbe du Voyage de Bertrandon, de Pirot à Belgrade. Un des hommes qui connaissent le mieux l'histoire des Slaves méridionaux, M. Matkovich, membre de l'Académie d'Agram, a publié, dans les Mémoires de cette compagnie, une étude critique sur les voyageurs du moyen âge qui ont parcouru la presqu'île des Balkans. Il consacre quelques pages à Bertrandon qu'il reconnaît être un des voyageurs les plus remarquables de son temps(18). M. Jirecek a, de son côté, mis à profit, dans son histoire des Bulgares et dans son étude sur la route militaire de Constantinople à Belgrade, les précieux détails que lui a fournis Bertrandon sur les villes et les défilés des Balkans(19).
Enfin, dans ces dernières années, M. Giacinto Romano a fait paraître dans un recueil estimé, un travail assez étendu sur les rapports du duc de Milan, Philippe-Marie Visconti, avec les Turcs et les princes musulmans qui avaient conclu des traités avec la république de Gènes(20). Dans la dernière partie de son article, M. Giacinto Romano a emprunté à la relation de Bertrandon de La Broquière les détails qu'il donne sur le voyage de Constantinople à Andrinople de l'ambassadeur milanais, et sur sa réception par Sultan Murad.
M. le marquis de Laborde avait annoncé l'intention de publier le Voyage d'outremer(21) et M. Schayes avait formé le même projet. Aucun de ces deux savants n'a pu, malheureusement pour nous, réaliser ce dessein et j'offre, aujourd'hui, aux personnes qui s'intéressent aux études historiques et géographiques ce travail pour lequel je sollicite un bienveillant accueil.
J'ai cru devoir, avant de faire ressortir toute l'importance et tout le charme du récit d'un voyageur remarquable par sa sincérité et par l'exactitude de ses renseignements, faire connaître les traits principaux de sa carrière. Son nom est cité par les chroniqueurs qui ont écrit ~l'histoire de Philippe le Bon et tracé le tableau des événements qui se sont déroulés sous son règne; mais, ce sont les registres des Chambres des comptes de Dijon et de Lille qui m'ont fourni les détails les plus circonstanciés. Leur lecture fait connaître les services constants que La Broquière rendit à son maître et le degré de faveur dont il jouit auprès de lui.
Bertrandon de La Broquière nous apprend qu'il était originaire du duché de Guyenne(22). La Broquière ou La Brequère, à deux tiers de lieue de Saint-Bertrand-de-Comminges, était autrefois une paroisse et justice royale dans le Nebouzan, au diocèse de Comminges, qui relevait du parlement de Toulouse(23).
Quelques anciens titres nous ont été conservés et nous font savoir qu'au mois de mars 1273, Arnaud Loup La Broquère fit foi et hommage au roi d'Angleterre pour ce qu'il tenait en la paroisse de Lubeux... et pour la raison de la milice de La Broquère en la paroisse de Tugose-la-Blanche. Le 27 février 1343, Arnaud Luc La Broquère prêta serment à Gaston, vicomte de Béarn et de Marsan; enfin Lubat de La Broquère se tint en armes et fit montre le 1er septembre 1345.
Malgré toutes mes recherches, il ma été impossible de connaître la généalogie de Bertrandon et savoir s'il était un cadet de la famille à laquelle appartenaient les chevaliers dont les noms viennent d'être cités. Dans les comptes de la maison de Bourgogne et dans les actes officiels conservés dans les dépôts d'archives de la Flandre, il ne porte que le titre d'écuyer. Nous ne possédons, non plus, aucun document qui puisse déterminer l'époque à laquelle il quitta son pays natal pour aller chercher fortune à la cour de Bourgogne.
Son nom figure pour la première fois en 1421 sur les états de la maison ducale, en qualité d'écuyer tranchant, et il avait su gagner promptement la confiance de Philippe le Bon, car, en 1423, il s’acquittait d'une mission confidentielle auprès de Jean, compte de Foix et Charles III, roi de Navarre. Il était chargé de remettre à ces deux princes, qui avaient adhéré à l'alliance conclue à Amiens entre le duc de Bedford et le duc Bourgogne, des lettres par lesquelles celui-ci leur faisait connaître ses intentions pacifiques et le consentement donné par lui au duc de Savoie Amédée VIII, pour la réunion d'une conférence où les ambassadeurs de Bourgogne rencontreraient avec ceux de Charles VII(24). Deux ans plus tard, Bertrandon de La Broquière figure sur les états de la maison ducale avec le titre de premier écuyer tranchant, et pour récompenser ses services passés et l'encourager à lui en rendre de nouveaux, Philippe le Bon lui accorde une pension de seize cents francs, monnaie royale, qui sera prélevée sur la recette générale des finances de Bourgogne et payée chaque année, en deux termes, à Noël et à la Saint-Jean(25)
Pendant que le duc de Bourgogne résidait en Hollande pour mettre fin aux hostilités qui avaient suivi la guerre du Hainaut, Bertrandon était l'objet d'une nouvelle faveur de la part de son maître. Par lettres patentes données à L'Écluse sous la date du 17 juin ~1428, les château, ville et châtellenie du Vieil-Chastel lui étaient octroyées sa vie durant, et la même année, le duc le désignait, pour l'accompagner en France et lui faisait remettre, pour s'armer et s'habiller, une somme de cinquante francs(26).
Une mention qui figure dans les comptes de Jehan Abonnel nous apprend que, dans le courant de l'année 1431, Bertrandon de La Broquière et Pierre de Vauldrey rendirent à Bruxelles, au Bourgogne, des services qui furent tenus secrets(27).
Un article des comptes du même jehan Abonnel, clos le 31 décembre 1432, mérite une attention particulière. Il établit d'une façon irréfutable que Bertrandon de La Broquière entreprit son voyage d'oultremer par l'ordre exprès de Philippe le Bon. Nous y voyons, en effet, que Jean Abonnel remit « à Bertrandon de La Broquiere, premier ecuyer tranchant de monseigneur, la somme de deux cens livres du du prix de XL gros, monnoie de Flandres la livre, laquelle icelluy seigneur luy a donnée de grâce especiale pour luy aidier à soy habillier et aller plus honnestement en certain lointain voyaige secret auquel il le envoie de present, comme il appert par mandement de mondit seigneur(28). »
A peine revenu en Bourgogne, il fut chargé de conduire, de Vézelay à Mailly et de Mailly à Gien, un convoi de numéraire destiné à solder les capitaines et gens de guerre établis dans les villes et places de Mailly-le-Chastel, Mailly-la-Ville et Saint-Bris qui venaient d'être mises entre les mains du duc(29).
Le 21 mars de l'année suivante, Bertrandon de La Broquière reçut de Philippe le Bon, par lettres données à L'Écluse, en récompense de ses services et pour lui permettre de retourner en Bourgogne, une gratification de huit cents livres de XL gros, monnaie de Flandres(30).
En 1435, lors des négociations qui amenèrent la paix d'Arras, Bertrandon fut envoyé auprès du roi et de quelques-uns des princes français et il demeura en France depuis le 1er février jusqu'au 15 août(31). Il s'acquitta sans aucun doute de la mission dont il fut chargé avec un plein succès, car il fut, à son retour, l'objet d'une nouvelle faveur. Il se vit accorder, le 29 septembre, la « place, forteresse et tour de Marcigny-les-Nonnains pour les tenir et garder de par mondit seigneur pour le bien et seureté des pays de Bourgogne sur les frontières duquel se trouve la dite place, plus une somme de quatre cens francs et la capitainerie de Chasteau-Neuf et de Sainte-Marie-des-Bois(32). »
Depuis la conclusion du traité d'Arras, les relations du roi avec le duc Bourgogne paraissaient avoir revétu un caractère plus amical. La reine étant accouchée d'un fils le 4 février 1436, Charles VII écrivit le même jour à Philippe le Bon pour le prier d'être le parrain du nouveau-né. Le roi disait dans sa lettre qu'il désirait « toujours mieux accroistre et continuer amour entre vous et nous, notre lignée et la vostre (33). »
Le duc de Bourgogne accueillit avec bienveillance le héraut Coutances qui lui apportait la missive royale et, le 13 février, il chargeait Bertrandon de se rendre auprès du roi et d'offrir, en son nom, à la reine un tableau en or enrichi de pierreries et un cornet en or incrusté de pierres précieuses, destiné au fils du roi qui avait reçu le nom de Philippe. Bertrandon devait, en outre, distribuer « aux dames et damoiselles qui norissoient et gouvernoient le dit enfant une somme de cinq philippus(34) ».
La mission de courtoisie, dont le premier écuyer tranchant du duc de Bourgogne fut chargé auprès du roi, ne fut pas la seule dont il eut à s'acquitter dans le courant de cette année. Nous trouvons, en effet, dans les Comptes de Jehan Abonnel pour l'année 1436, les deux mentions suivantes « A Bertrandon de La Broquiere, conseiller et premier escuier tranchant, et à Jehan Queullent, aussi conseiller et maistre d'ostel de mondit seigneur le duc, la somme quatre vins deux ivres de XL gros monnoie de Flandres la livre, qui, par l'ordonnance et commandement de mondit seigneur, leur a esté bailliée et delivrée comptant: c'est assavoir audit Bertrandon LXX de ladicte monnoie pour aucunes choses faictes que icelluy seigneur luy a chargié et dont il ne veult aulcune aultre declaration estre faicte »; que icelluy seigneur luy a chargié et dont il ne veult aulcune aultre declaration estre faicte » « A Bertrandon de La Broquiere, premier escuier tranchant de mondit seigneur, la somme de huit livres quinze sols du pris de XL gros, monnoye de Flandres chascune livre, laquelle mondit seigneur luy a ordonné estre baillée et delivrée comptant par ledit receveur general pour icelle, par le commandement et ordonnance de mondit seigneur baillier et distribuer en aulcuns lieux secretz que mondit seigneur l'a chargié et dont il ne veult aultre declaration estre faicte ».
Dans le courant du mois de mars de l'année suivante, Bertrandon de La Broquière fut envoyé à la cour de France, en compagnie de Philibert Andrenet et Jean de Terrant, pour y faire résoudre la question du partage entre le comte de Nevers et le comte d'Étampes. Cette mission prit fin au mois de novembre et les comptes de Jehan de Visen nous font encore connaître le chiffre de la somme qui lui fut payée pour ses frais de voyage(35).
Les intrigues du duc de Bourbon qui cherchait à attirer à lui le Dauphin et les grands officiers de la couronne sollicitaient l'attention du duc de Bourgogne; ce prince chargea l'évêque de Tournay, Jean Chevrot, de se rendre à la cour du roi pour se plaindre de la conduite du comte de Ligny et des capitaines français qui ne cessaient de faire des incursions sur les terres du duc de Bourgogne, et de tenter des coups de main sur les places des frontières; il devait, en outre, se rendre compte des dispositions du roi et des projets des grands feudataires. Un accord fut conclu par les plénipotentiaires bourguignons pour la sûreté des frontières, et le roi étant allé tenir à Orléans les États généraux du royaume, Bertrandon accompagna dans cette ville l'évêque de Tournay, le sire de Bremieu, et le sire de Coucy, délégués du duc de Bourgogne à cette assemblée (1439).
L'année suivante, pendant les troubles suscités par les princes et le Dauphin, Charles VII vit arriver à Poitiers, au moment où il allait quitter cette ville, Bertrandon de La Broquière, porteurs de lettres de Philippe le Bon. Les événements dont la France était le théâtre pendant la rébellion de la Praguerie préoccupaient au plus haut degré le duc de Bourgogne qui était en correspondance suivie avec Charles VII et avec le Dauphin. Bertrandon accompagna, dans sa marche sur le Bourbonnais, l'armée royale dont les succès déconcertèrent les princes. Ceux-ci chargèrent le comte d'Eu et Bertrandon de faire au roi des offres de soumission. Les efforts de ce dernier devaient tendre à une réconciliation du Dauphin avec le roi; les négociations entamées à ce sujet paraissant devoir amener le retour à l'obéissance des grands seigneurs engagés dans la Praguerie, Bertrandon de La Broquière revint auprès de son maître qui, le 31 mars, l'envoya auprès du Dauphin, pour aulcunes matieres secretes, au moment où la duchesse de Bourgogne se rendait à Laon pour présenter au roi des requêtes qui ne furent point, d'ailleurs, agréées par son conseil(36).
L'année 1442 vit célébrer le mariage de Bertrandon de La Broquière: le duc de Bourgogne lui fit épouser une des plus nobles héritières de l'Artois, Catherine, fille de Jean, seigneur de Bernieulles et en considération de son mariage et de ses services passés, il accorda à son premier écuyer tranchant une somme de deux mille francs(37).
La reconnaissance de Philippe le Bon ne se borna pas à ce don. La mort de Jehan de Comines laissait vacante la charge de capitaine de l'important château de Rupelmonde; Bertrandon de La Broquière en fut investi(38), le 25 septembre 1443, et au mois d'octobre suivant, il était aussi nommé capitaine et écoutête de la ville de Gouda. En cette même année, il était parti de L'Écluse où résidait alors le duc de Bourgogne, pour aller passer quelques jours auprès du Dauphin et y remplir une mission secrète(39).
En 1444, Bertrandon de La Broquière, accompagné par Pierre de de Bauffremont, seigneur de Charny et par Pierre Armenier, président au parleent de Bourgogne, résida pendant plusieurs mois à Chinon où Charles VII tenait sa cour: c'était au moment où le Dauphin dirigeait toutes ses attaques contre le grand sénéchal de Normandie, Pierre de Brezé, et où le roi, fatigué de ces intrigues, intimait à son fils de se rendre dans le Dauphiné. La mission des envoyés de Bourgogne avait trait, fort probablement, à l'occupation de Gênes et du Milanais au profit du duc d'Orléans, qui avait reçu de Philippe le Bon l'assurance d'un puissant secours.
Cette mission est la dernière dont les Comptes de la maison de Bourgogne fassent mention. L'âge, les intérêts de la famille dans laquelle Bertrandon de La Broquiere était entré, lui faisait une loi de se fixer dans les provinces du nord des États de Philippe le Bon. Ce prince résidait la plupart du temps dans la Flandre, où il pouvait surveiller plus efficacement l'esprit de rébellion qui animait alors la population des villes.
Olivier de La Marche et Mathieu d'Escouchy nous apprennent que Jean, bâtard de Saint-Pol,seigneur de Haulbourdin, tint le célèbre pas de la Pèlerine du 15 juillet au 15 août 1449, à Saint-Martin au Laert, entre Saint-Omer et Calais. Messire Bernard, bâtard de Béarn, avait fait connaître son désir se présenter dans la lice. Retenu en route par une maladie, il ne put arriver qu'après la clôture de l'emprise. Le duc de Bourgogne lui accorda, cependant, la permission de se mesurer avec le seigneur de Haulbourdin. Blessé trois fois au visage pendant le combat, le bâtard de Béarn voulait continuer la lutte, « mais, dit Olivier de La Marche, Bertrandon, premier escuyer tranchant du duc, lequel duc avoit baillié audit messire Bernard pour le servir et conseiller, pour ce qu'il estoit natif gascon, saige et expert en armes, ne luy voulut souffrir en plus faire et le mena devant le duc40. »
Outre la châtellenie du château de Rupelmonde, il avait obtenu, après le décès de Regnault Knibbe, celle de Neufport, et en 1450, il avait acheté à Jehan de Bœnem, conseiller du duc, « à ferme, admodiation, gouvernement et administracion », l'office de garennier et garde des Oostdunes de Flandre, à charge de payer chaque année, sa vie durant, la somme de soixante livres de gros. Un écrivain contemporain rapporte un fait qui donne une idée peu avantageuse du caractère de Bertrandon de La Broquière. Pendant qu'il était à Rupelmonde en 1449, il fit arrêter, le lundi avant la Pentecôte, un marchand allemand nommé Henry de Blyterswick qui, en vertu des privilèges accordés à la nation germanique, se croyait en droit de faire, en Flandre, commerce des draps d'Angleterre. Henry de Blyterswick qui voulait se rendre à Anvers, fut arrêté à Waze, au passage de l'Escaut, emprisonné au château de Rupelmonde et dépouillé d'une bourse contenant quatorze nobles d'Angleterre de cinq esterlins pièce, de deux livres de gros de Flandre et de quarante et un sous de gros.
Un marchand de Cologne prit l'engagement de payer les cinquante écus d'or réclamés par Bertrandon de La Broquière pour les dépenses de nourriture faites pour son prisonnier pendant cinquante jours, et quatre marchands offrirent en vain leurs bons offices. Henry de Blyterswick fut conduit à Bruges sous bonne escorte et, ne pouvant payer la somme qui lui était réclamée, il fut emprisonné dans le château de Neufport. Une ordonnance du Conseil, rendue le 2 août 1449, lui rendit la liberté moyennant une caution de trois mille écus d'or. Henry de Blyterswick en appela au duc, mais l'affaire ne reçut une solution qu'en 1452. Philippele Bon, en son grand conseil tenu à Bruxelles, renvoya Bertrandon de la plainte portée contre lui, tout en lui ordonnant de restituer au plaignant les objets qui lui avaient été enlevés. Henry de Blyterswick dut, de son côté, payer au duc deux cents écus d'or de quarante-huit gros de Flandre(41).
La situation de Rupelmonde commandant le passage de l'Escaut donnait à cette place forte, pendant la révolte des Gantois, une importance capitale. Philippe le Bon trouva la veille du combat qui se livra sous ses murs, combat dans laquelle Corneille, bâtard de Bourgogne, perdit la vie, et il passa par le château, le jour de la bataille de Gavre. Je ne crois pouvoir mieux faire que d'insérer ici le récit succinct de Fillastre, évêque de Tournai et chancelier de la Toison d'or, et dans lequel se trouve cité le nom de Bertrandon de La Broquière. Il concorde avec celui d'Olivier de La Marche et des autres chroniqueurs de la seconde moitié du XVe siècle.
« Encores n'est pas tant saoullée fortune, car il semble qu'elle veult le continuer en ses experiences ou que elle se veuille venger de l'injure qu'elle pretend n'a peu abbaisser ce hault et magnanime prince, car elle lui emeust, assez tost après, aultre commotion plus perilleuse et plus grande, car ceulx de Gand et de la chastellenie avecques tout le pays de Wast se mirent en armes et rebellion contre luy, soubz une couleur saincte dont il n'estoit riens, qu'il vouloit imposer gabelle dessus le sel, et furent les premiers assaillans, et si diligens qu'ilz furent à siege clos et ferme devant la ville d'Audenarde, ainçois qu'on sceust de certain qu'ilz eussent vouloir de faire guerre. Ils pouvoient estre meuz à ce siege mettre, pour ce ilz entendoyent assez que, par la dicte ville, leur pouvoit estre close la riviere de l'Escault qui leur eust diminué l'affluence des vivres et d'autres commoditez. Mais que feist ce magnanime prince ? Il n'envoya pas vers eulz messaiges ni ambassadeurs pour les reduire ou rapaiser, mais le propre jour qu'il eust ces nouvelles, partit de Bruxelles, se mit aux champs, l'estendard au vent et assembla gens qui tost et cordialement le vindrent servir de toutes pars. Puis, marcha, l'épée à la main, s'en vint combattre ses ennemys, leva leur siege et les chassa, tuant et decoupant jusques à la porte de Gand; mais pourtant ne cessa fortune, car ce peuple se ralya et vindrent à puissance de dix à douze mille cOmbattans à Ripelmonde, pour d'illec marcher avant au pays ou combattre leur prince s'ilz pouvaient joindre à luy. Il les releva de peine et labeur de passer l'Escault, car luy, qui estoit de lez de Brabant, passa ycelle riviere par la haulteur de son magnanime couraige et partie de ses gens restans encores à passer, les assaillit, les mist en fuytte, grant partie d'eulx mors à la place et aultres à la chasse. Que fera plus fortune, se contente elle point ? Nenny certes, car elle nourrit le peuple aveugle en leur necessité et leur promet fol espoir que une fois viendront ilz à leur attaincte qui estoit, comme aulcuns dient, de contendre à vivre par communité sans prince, et cryer liberté. Car encores se renforcerent, courans par le pays et boutans feu partout, gaignans places et maisons. Les aulcuns demollissoyent, les aultres tenoient par force dedans lesquelles tindrent guerre et y misrent garnyson qui, chascun jour, dommageoit le pays. Ilz fortifierent aussi les entrées du pays de Waast de boulvars et fossez tant que trop difficile y estoit l'entrée. Et pour ce que des guerres des temps passez, ne le conte Loys, ne le roy de France qui fut en son ayde n'y peurent entrer, pareillement se confioient de le tenir contre le prince et sa puissance, mais leur fol espoir les deceut, car se magnanimement se plus voit la chose difficile, plus trouve de resistance et plus se augmente son couraige; si se conclud à toutes fins y entrer et essayer s'il pourroit faire ce que aultres avoient renssongné d'entreprendre. Vint à puissance à l'entrée du pays, ayant ses ennemis dudit pays de Waast au front et ceulx de Gand aussi ses ennemys au dos.
« Et assaillit àp ointe d'espée fossez et boulvars, entra par diverses pars à puissance et aussi subjugua le pays: partie du peuple mist à l'espée et partie print à mercy. Puis, ce fait, s'en vint assieger Gavre à trois petites lieues de Gand. Si se mirent les Gantois moult puissament en armes telles que on ne croit estre possible; car après qu'ilz eurent soustenu la guerre deux ans et demy et que, ce temps pendant, ilz avoyent perdus tant par l'espée que par mortalité plus de cent mille personnes, ilz assemblerent plus de trente mille combattans bien armez et vindrent à leur prince luy livrer la bataille qui n'avoit lors à son ost que cinq à six mille hommes tant seullement. Ceste effrenée puissance de ses ennemys ne l'effraya ne ne l'esbahit; mais plus joyeulx et reconforté que si grans tresors feussent venuz mist des gens aux champs, ordonna ses batailles et attendit à pied ferme ses ennemys, lesquels approchans, il assaillit par telle magnanimité que tost se tournerent en fuyte. Moult grande fut l'occision tant sur le champ comme en la chasse, en laquelle chasse fortune le meist en plus grand dangier qu'il ne fust à Bruges, car luy accompaignié d'un homme seulement qui estoit Bertrandon, son premier escuyer trenchant qui portoit son pennon, se vint bouter entre huyt cens ou mille combattans de ses ennemys qui se estoyent boutez en ung pré fermé de trois pars de bonnes hayes unies et du quart lez de la riviere de l'Escault, auquel auquel pré n'avoit que une entrée. Il se fourra dedans par l'ardeur de son hault couraige, luy deuxiesme, comme dict est. Les ennemys luy tollurent l'entrée afin qu'il ne peust retourner et moult vigoureusement le assaillirent de toutes pars, combien qu'ilz ne sçavoient adoncques qui il estoit. Et tellement fut enclos de tous lez, frappant sur ses ennemys et eulx sur luy, que Bertrandon doubtant le peril qu'il veoit devant luy, coucha sa lance à laquelle pendoit le pennon et contraignant le cheval des esperons, frappa parmy les ennemys criant à haulte voix: Traistres, traistres, tuerez vous vostre prince. A ceste voix fut en plus grant danger, car ceulx qui cuidoyent besoigner à un simple chevalier ayant veu que c'estoit leur prince dirent: Cest ce que nous querons et, à ceste heure, se doubla leur couraige, car ilz avoyent en main et à leur advantaige celluy par qui povoit finir la guerre. Mais le magnanime prince pour chose que voie se mue, se tient ferme et combat si longuement, comme d'une heure. Finalement fut ouy le cri des ennemys, fut veu le pennon par aulcuns de ses gens qui tirerent celle part, amenerent archiers qui, par leur traict, contraignirent les ennemys à saillir dans la ryviere(42). »
Nous ne voyons pas le nom de Bertrandon de La Broquière figurer ni dans le récit des fêtes données à Lille en 1453, à l'occasion du vœux du faisan, ni parmi ceux des officiers de la maison du duc de Bourgogne qui firent vœu de l'accompagner à la croisade contre les Turcs. Les frais de la guerre soutenue contre les Gantois et ces fêtes avaient épuisé le trésor ducal: malgré la détresse de ses finances, Philippe le Bon crut cependant nécessaire à ses intérêts d’entreprendre, en 1454, un voyage en Suisse et en Allemagne pour visiter l'Empereur et les princes de l'Empire germanique, ses alliés. Deux jours après son départ, fut promulguée une ordonnance qui congédiait pour deux ans les officiers et les gens de son hôtel et neleur accordait ni gages, ni indemnités. Bertrandon sut, malgré la détresse des finances ducales, se faire payer en 1455, les appointements qui lui étaient dus en sa qualité de capitaine du château de Rupelmonde. Il reçut, la même année, une gratification considérable de cent soixante-huit livres douze sol et un denier parisis, monnaie royale(43).
A partir de 1455 son nom cesse de figurer dans les comptes des finances de Bourgogne. Il fut invité à cette époque par Philippe le Bon à rédiger la relation de son voyage d'outremer, pendant que Jean Mielot travaillait à la traduction française de l'Advis directif pour le voyaige d'outremer de Frère Brochart Brochart l'Allemand. Nous savons, par le témoignage de Jean Mielot lui-même, qu'il présenta sa traduction au duc de Bourgogne, et c'est aussi l'époque à laquelle Bertrandon fit hommage à son souverain de la de la relation du voyage qu'il avait entrepris par son ordre. Sa vie se prolongea plus longtemps; il mourut à Lille le 9 mai 1459, et fut enterré dans l'église collégiale de Saint-Pierre dont Jean Mielot était chanoine. Bertrandon de La Broquière ne laissa pas de postérité; sa femme Catherine de Bierneulles épousa, à l'expiration de son deuil, jean de Rubempré, seigneur de Bièvres(44).
Les comptes de Jehan Abonnel nous apprennent qu'un frère de Bertrandon, nommé Jehan, avait été pendant longtemps prisonnier en Angleterre. Il fut, en 1436, à Bruges, l'objet d'une marque de bienveillance de la part du duc de Bourgogne qui lui accorda une gratification de quarante-huit livres(45).
Je crois utile, avant de soumettre au lecteur une appréciation du récit de Bertrandon de La Broquière, de faire connaître la situation des contrées qu'il parcourut et les principaux faits qui signalèrent le règne des différents princes dont il traversa les états; j'ajouterai quelques détails fournis sur leur caractère par les historiens contemporains. Je m'abstiendrai de parler des événements qui, en France, en Bourgogne et dans l'Europe centrale, ont précédé et suivi la paix d'Arras. Ils sont trop connus pour que j'aie à les retracer ici.
Lorsque Bertrandon débarqua à Jaffa, l'Egypte, la Syrie et le Hedjaz étaient gouvernés depuis dix ans par Melik el-Achraf, Seif Eddin Aboul Nasr Barsbay, huitième sultan de la dynastie des Mamelouks circassiens. Transporté de Circassie en Crimée, Barsbay, après un assez long séjour dans la ville de Qirim, avait été acheté par un négociant qui le conduisit en Syrie et le vendit à l'émir Doqmaq, gouverneur de la ville de Malatia. Celui-ci le garda peu de temps auprès de lui et l'envoya au Caire avec plusieurs autres esclaves pour être offert au sultan Barqouq. Il fut tout placé tout d'abord dans la classe des mamelouks destinés à servir dans l'administration; il en fut retiré au bout de peu de temps, reçut son affranchissement, et, sous le règne de Mélik en-Nassir Faradj, il parvint au grade d'échanson.
Nommé gouverneur de Tripoli de Syrie le 23 rebi oulewwel 821 (2 mai 1418), il fut, au bout de quelques mois destitué et emprisonné au château de Marqab pour s'être laissé battre par la tribu des Turcomans Inal, qui, chassés de l'Iraq par Qara Youssouf, avaient porté le pillage et l'incendie dans le district de Safita. Rendu à la liberté par Melik el-Mouayyed Cheikh el-Mahmoudy sur les instances de l'émir Tatar, il fut élevé au grade d'émir maiéh ou commandant de cent mamelouks et résida à Damas jusqu'au moment où il fut incarcéré, puis expulsé par l'émir Djaqmaq Arghounchâhy pour certains actes de rébellion, commis par lui après la mort de Melik el-Mouayyed Cheikh. Délivré par l'émir Altounbogha, il se rendit à Alep avec l'émir Seif Eddin Tatar, qui fut proclamé sultan sous le nom de Mélik ed-Dabir. Ce prince, peu de temps avant sa mort, qui eut lieu en 1421, avait donné à Barsbay le titre et les fonctions de gouverneur de son fils Melik es-Salih Mohammed. La guerre éne tarda pas à éclater entre l'émir Djany bek es-Soufy et Barsbay. Le sort des armes l'ayant favorisé, il détrona Melik es-Saly Mohammed et s'empara du pouvoir. Il prit, en montant sur le trône, les titres de Melik el-Achraf Aboul Nasr. Au commencement de son règne, le sultan Barsbay eut à étouffer la rébellion de Djany bek, gouverneur de Damas, et celles d'Inal ed-Dahiry, gouverneur de Safed, et de Taghriberdy, fils de Kesrawa, gouverneur de Behesna.
Les années qui suivirent la répression de ces révoltes furent paisibles, et les habitants des côtes de la Syrie et de l'Egypte eurent seuls à souffrir des actes de violence et de pillage commis par les corsaires catalans et génois qui trouvaient dans les ports de Chypre aide, assistance et refuge assuré. C'était à Chypre que s'était organisée l'expédition qui débarqua en 1413, à l'embouchure du Damour, entre Beyrout et Sayda, et fut repoussée par les troupes accourues du mont Liban et de Damas.
Enfin, dans les premiers jours de l'année 1422, le roi de Chypre avait fait poursuivre et saisir, par deux gripes, un navire chargé des présents que Barbsbay envoyait à Sultan Murad II. Irrité de cet acte de piraterie, Barsbay prit la résolution d'infliger aux Chypriote un sévère châtiment.
Une première reconnaissance, conduite par l'émir Djerbach el-Kerimy, débarqua sur la côte de Chypre et revint au Caire avec un riche butin et un grand nombre de prisonniers. Une seconde expédition, composée de quatre gripes chargées de soldats, fut dirigée sur l'île de Chypre: à la hauteur du cap Gatta, ces gripes rencontrèrent un bâtiment chargé de marchandises qui fut pillé et incendié. Les navires égyptiens se dirigèrent ensuite sur Limassol où ils trouvèrent trois bâtiments équipés et prêts à se mettre en route pour aller ravager les côtes de la Syrie. Les musulmans les pillèrent et brûlèrent.
Le gouverneur de Limassol tenta de repousser les assaillants qui avaient débarqué, mais il dut prendre la fuite. Ses soldats furent massacrés, la ville mise à sac et incendiée. La prise du château aurait exigé un long siège: les musulmans renoncèrent à s'en emparer et s'embarquèrent pour aller rendre compte au sultan de leur succès et lui offrir les fruits de leur pillage.
A la nouvelle des événements de Limassol, le roi Janus fit partir pour les côtes de Syrie deux navires chargés de soldats et de munitions de guerre, avec l'ordre de faire prisonniers tous les gens qu'ils rencontreraient; mais tous les points de la côte étaient bien gardés. LEs Chypriotes s’apprêtèrent à débarquer à l'embouchure du fleuve du Chien pour y faire une provision d'eau, et tirèrent un coup de canon pour s'assurer que personne ne viendrait les troubler. Les musulmans placés en embuscade ne firent aucun mouvement jusqu'au moment où les chrétiens mirent le pied sur le rivage; ils se précipitèrent alors sur eux, en massacrèrent un certain nombre et conduisirent au Caire ceux qui furent faits prisonniers.
Encouragé par ces succès, le sultan fit équiper une nouvelle flotte composée de cinq galéasses, de dix-neuf gripes, de six bâtiments pour transporter les chevaux et de treize vaisseaux ronds. Cette force navale fut réunie à Tripoli: les émirs Djerbach Qachouq, Yechbek, Murad Kodja ech~Cha'bany s'embarquèrent avec un grand nombre de khassehis (gardes attachés à la personne du sultan) et de volontaires, en redjeb 828 (juillet 1424). La flotte jeta l'ancre non loin de Famagouste et un corps d'infanterie, suivi par des cavaliers, fut mis à terre. Le gouverneur de Famagouste envoya vers les émirs des gens pour leur déclarer qu'il était l'esclave du sultan, que la ville lui appartenait et que les habitants étaient ses sujets; il fit aussitôt arborer sur les murs du château le drapeau égyptien.
En ce moment les musulmans virent paraître le cousin du roi accompagné par mille cavaliers et trois mille fantassins. Il gravit une colline et la vue des musulmans lui inspira une si grande terreur, qu'il battit en retraite et fut poursuivi par eux jusqu'au cap Ras-el-Adjouz. Là, les musulmans rencontrèrent un officier franc qui, avec un détachement de soldats, s'était avancé en reconnaissance. Il fut fait prisonnier. Arrivés à Larnaca, les Egyptiens virent se diriger sur leurs navires neuf gripes et une galéasse, ayant à leur bord plus de deux mille soldats francs. Le cousin du roi attendait ce renfort, mais les musulmans attaquèrent cette escadre, s'emparèrent d'un navire et dispersèrent les autres.
Limassol fut investi et emporté d'assaut. La ville fut livrée au pillage et les habitants épargnés par le sabre furent réduits en captivité. Les troupes revinrent au Caire chargées de butin.
Le sultan apprit, quelque temps après, que le roi de Chypre avait sollicité des princes francs des secours qui lui auraient permis d'attaquer les villes maritimes d'Alexandrie, de Damiette, de Beyrout et de Tripoli. Il crut devoir reprendre alors les hostilités et il donna l'ordre d'équiper les villes du littoral des bâtiments légers, des navires de transport et des galéasses. Une flotte composée de cent quatre-vingt navires fut réunie et deux émirs furent mis à la tête de cette expédition; l'un, Taghriberdy el-Mahmoudy, eut le commandement des troupes de débarquement et l'autre Inal el-Djekemy, celui de la flotte. On se dirigea sur Limassol qui fut occupé; de cette ville, les les chefs égyptiens envoyèrent une sommation au roi de Chypre pour lui enjoindre de reconnaître la suzeraineté du sultan. Il s'y refusa, jeta au feu la lettre qui lui avait été remise et se mit à la tête de son armée qui comptait vingt-trois mille cavaliers: il fit armer aussi sept galères et sept gripes pour courir sur les navires des musulmans. Lorsque l'armée chrétienne se trouva en présence des troupes égyptiennes, elle les chargea, mais elle fut repoussée et mise en déroute et le roi Janus tomba au pouvoir de ses ennemis. Plus de six mille Chypriote restèrent sur le champ de bataille; les pertes des musulmans furent peu sensibles; ils perdirent quatre personnages de marque attachés à la cour du sultan. C'étaient les émirs Taghriberdy el-Mouayyedi, le trésorier, Qouthloubogha, Inal Thar et Nanouq el-Yechbeki. On rencontra dans les rangs ennemis une troupe de Turcomans musulmans, envoyés au secours du roi de Chypre par Aly bey Qaraman oglou. Ils furent presque tous passés au fil de l'épée.
Le roi de Chypre se rendit à l'émir Taghriberdy: celui-ci se dirigea alors sur Nicosie à la tête d'un détachement de troupes. Avant d'arriver à la ville, il vit s'avancer à sa rencontre les grands personnages de l'Etat, les évêques, les prêtres et les moines portant l'Evangile et faisant des vœux pour les musulmans. Ils sollicitèrent une amnistie qui leur fut accordée et les portes de la ville furent ouvertes. L'émir Taghriberdy et la troupe qui l'accompagnait firent leur entrée dans Nicosie, le vendredi, cinquième jour du mois de mazan (3 juillet). L'émir e rendit au palais et y trouva des meubles et des tapis en quantité innombrable, des tableaux curieux, un grand nombre de croix et une horloge qui, lorsqu'on la montait, faisait entendre des mélodies ravissantes. Des soldats gravirent le mont de la Croix, détruisirent l'église élevée au sommet, et en rapportèrent les objets qui s'y trouvaient, entre autres, la croix en or qui était une des merveilles du monde. Les musulmans firent retentir à Nicosie le cri de: Allah est le plus grand, la profession de foi affirmant qu'il n'y a de dieu qu'Allah, et l'appel à la prière. Au bout de cinq jours, les Égyptiens évacuèrent la ville, emportant le butin qu'ils avaient conquis et regagnèrent l'Égypte, emmenant trois mille six cents prisonniers. Trois mille portefaix furent occupés à Alexandrie au débarquement des ballots qui contenaient les objets provenant du pillage de Chypre. Le sultan Barsbay avait ordonné que les troupes ayant pris part à l'expédition feraient une entrée triomphale au Caire. Le cortège se forma au pied de la citadelle, sur la place du Meïdan envahi par une foule immense, le septième jour du mois de chewwal 829 (13 août 1426). La cavalerie ouvrait la marche; elle était suivie par les troupes de Syrie et par des valets portant les objets enlevés à Nicosie, entre autres la couronne royale: ils conduisaient les chevaux du roi et traînaient ses étendards dans la poussière. La marche était fermée par les hommes, les femmes et les enfants réduits en esclavage, et par le roi Janus, chargé de chaînes, monté sur un mulet, qu'entouraient ses officiers. Il avait à sa droite l'émir Inal el-Djekemy et à sa gauche l'émir Taghriberdy el-Mahmoudy. Du Meïdan, le cortège se dirigea sur Bab-el-Louk, sortit par le Maqs, franchit la porte de l'aqueduc et de Beïn-el-Qasreïn et traversa la ville jusqu'à Bab-Zoueïlèh; après avoir passé le carrefour de la mosquée d'Ibn Thouloun, il gagna la place de Roumeïlèh et entra dans la citadelle par la porte appelée Bab-Medredj. Là, on fit descendre le roi Janus de sa monture: il se prosterna, baisa la terre et traversa la cour royale traînant ses chaînes. Le sultan se trouvait dans la salle où s'ouvre la porte appelée Bab-el-Bahr (la porte du Nil).
Il était assis, entouré de tous les grands personnages de sa cour et de tous les dignitaires de l'État. Le chérif de la Mekke, Berekèh ibn Idjlan, était présent ainsi que les ambassadeurs du sultan ottoman, souverain des pays de la Grèce, les envoyés du roi de Tunis, ceux du prince et des monarques d'autres pays.
Janus, à la vue de la splendeur et de la magnificence de cette assemblée, tomba par terre privé de sentiment il reprit ses sens, il vit ses étendards renversés et le le butin et les prisonniers présentés au sultan. Il se prosterna de nouveau devant lui, la tête découverte, et donnant les marques d'une profonde terreur: Barsbay ordonna de le relever et de le conduire dans un bâtiment situé dans la grande cour citadelle où un logement avait été préparé pour lui(46).
Délivré des craintes que lui inspiraient les attaques des Chypriotes sur les côtes de la Syrie et de l'Egypte, Barsbay mit tous ses soins à assurer la sécurité des frontières orientales de ses Etats. Elles avaient été franchies à plusieurs reprises, à la fin du XIIIe siècle et pendant le XIVe siècle, par les armées des souverains mogols, successeurs de Houlagou et, dans les premières années du XVe siècle, Tamerlan avait envahi le nord de la Syrie et s'était emparé de Damas. L'émir Osman, fils de Thar Aly, connu sous le nom de Qara Yuluk, avait réussi à se rendre maître de plusieurs villes dans la province de Diarbekir. En 832 (1429), Barsbay marcha contre lui et s'empara d'Edesse. Habil, fils de Qara Yuluk, qui défendait cette ville, fut fait prisonnier et conduit au Caire où il mourut en captivité.
Dans une nouvelle expédition dirigée contre Amid en 836 (1433), par le sultan Barsbay, l'émir Murad, fils de Qara Yuluk, qui commandait la défense de la place, fut tué et, après quarante jours de siège, la population demanda capituler.
Quelque temps après, les hostilités éclatèrent entre Iskender, fils de Qara Youssouf et Qara Yuluk; celui-ci perdit la vie dans un combat (839 - 1435); sa tête fut envoyée au Caire à Sultan Barsbay et suspendue à la porte de Zoueïlèb.
Je me bornerai à mentionner encore les deux dernières expéditions du règne de Barsbay: elles furent dirigées contre la ville d'Erzingan. La première fut conduite par l'émir Inal el-Djekemy, et la seconde par Qorqmas.
Le sultan Barsbay ressentit, dans les premiers jours du mois de chaaban 841 (février 1438), les premières atteintes de la maladie à laquelle il devait succomber. Il éprouva jusqu'au mois de chewwal (avril), dans sa santé, des améliorations qui lui permirent de monter à cheval. Mais à partir de ce moment, sa maladie s'aggrava et le condamna à rester au lit. Il se montrait impatient d'être guéri et soupçonnait ses médecins de s'être trompés sur le diagnostic et le traitement de sa maladie et retarder sa guérison. Ces soupçons s'étant enracinés dans son esprit, il fit appeler le gouverneur du Caire, Omar ibn Seïfa, qui trouva le prince assis sur sa couche entouré des officiers de son service intime parmi lesquels se tenait son premier médecin Afif el-Eslemy. Le sultan donna l'ordre à Omar d'entraîner sur-le-champ Afif et de lui fendre le corps en deux dans l'intérieur de la citadelle. Omar le fit lever; à ce moment Khidr, le second médecin du sultan, se présenta. Barsbay donna l'ordre de l'emmener aussi et de lui faire subir le même supplice. On les fit sortir tous les deux, malgré leurs cris, et ils furent traînés auprès du puits à roues qui se trouve dans la citadelle. Omar ibn Seïfa suspendit l'exécution pendant quelques moments, afin de donner le temps d'intercéder en leur faveur. Tous ceux qui se trouvaient dans la chambre se jetèrent aux pieds du sultan pour implorer sa clémence: il demeura inflexible, envoya dire par un de ses officiers à Omar ibn Seïfa de hâter l'exécution et enjoignit à cet officier d'en être témoin. A partir de ce jour, la maladie du sultan ne fit que s'aggraver et il expira dans l'après-midi du samedi, treizième jour du mois de zilhidjèb 841 (8 juin 1438). Il était âgé de plus de soixante ans. Il avait avait pris toutes les dispositions nécessaires pour assurer le trône à son fils Melik el-Aziz Youssouf. Il fut enterré dans le tombeau qu'il s'était fait élever dans la plaine aux portes du Caire.
Ce prince avait été constamment préoccupé du soin d'augmenter le nombre de ses mamelouks. Il préférait les Circassiens à tous les autres et il en acheta plus de deux mille.
Les historiens arabes représentent le sultan Barsbay comme un prince religieux, s'acquittant exactement de tous les devoirs prescrits par la religion musulmane, sachant faire respecter son gouvernement et assurer la paix publique dans ses États. Ils ajoutent qu'il était habile à trouver des expédients pour augmenter ses revenus. Ils demanda, en effet, des ressources nouvelles à certains monopoles qu'il établit et à des taxes qu'il imposa au commerce.
L'année même de son avènement, il renouvela les traités que la République de Venise avait conclus avec ses prédécesseurs. Mais peu de temps après, un coup de main, tenté par des pirates catalans, l'irrita au point qu'il commanda d'expulser tous les Francs des villes de ses états. Cet ordre fut révoqué, grâce à la fermeté de Morosini, consul de Venise. La situation des chrétiens en Egypte et en Syrie demeura très précaire pendant toute la durée des expéditions dirigées contre l'île de Chypre. Les Vénitiens, sollicités de venir au secours du roi Janus, s'y refusèrent et consentirent seulement à avancer la somme nécessaire au payement de sa rançon. Barsbay érigea en monopole à son profit la culture de la canne, la fabrication et la vente du sucre. Il se rendit acquéreur de toutes les épices importées en Egypte et voulut se rendre ma^tre de la vente du coton brut et filé. Mais le Sénat donna l'ordre aux sujets de la République de ne débarquer aucune marchandise en Syrie; le sultan, se voyant privé des droits perçus par la douane, révoqua les mesures qu'il avait prises et les Vénitiens n'eurent plus à subir aucune avanie jusqu'au moment de sa mort.
A l'époque où Bertrandon de La Broquière traversait la Syrie, la mer qui baigne le littoral était infestée par des pirates, protégés par le roi d'Aragon et par le prince de Tarente, un des grands feudataires du royaume de Naples. Les transactions commerciales jouissaient, au contraire, dans l'océan Indien et dans la mer Rouge, de la plus grande sécurité. Les navires du golfe Persique et des Indes abordaient à Djedda et on vit arriver devant cette ville, en 1432, des jonques chinoises chargées de marchandises de l'Extrême-Orient(47).
La Syrie, sur laquelle Bertrandon de La Broquière nous donne de si curieux détails, était divisée, au XVe siècle, en cinq gouvernements: 1°) le gouvernement de Filistin qui s'étendait depuis El-Arich jusqu'à Ledjoun au nord, et de Jaffa à l'ouest jusqu'à Jéricho à l'est. On comptait quatre journées de marche d'El-Arich à Ledjoun; 2°) le gouvernement du Hauran; 3°) celui de la Ghouta ou de Damas; 4°) celui de Hamah; 5°) celui d'Alep.
Le gouvernement de Karak n'était point rattaché à la Syrie. Il formait, sous le nom de province de Moab, un gouvernement séparé. La citadelle de Karak était une des places les plus fortes des pays soumis à l'islamisme. Elle portait, à l'époque des Francs, le nom de château du Corbeau et jamais elle n'avait pu être enlevée de vive force. Le château fort de Chaubek était une dépendance de Karak: ce gouvernement s'étendait depuis Oula jusqu'à Zizèh, sur une longueur de vingt journées de marche au pas d'un chameau.
Ghazza et son territoire formait un des districts du gouvernement de Filistin. Ghazza était une belle ville, bâtie sur un terrain uni où l'on trouvait tous les fruits en abondance. On y remarquait de grandes mosquées, des collèges et d'autres édifices qui excitaient l'admiration.
Ramlèh n'était point le chef-lieu d'une province mais celui d'un arrondissement. Cette ville avait sous sa dépendance de nombreux villages; elle renfermait de grandes mosquées, des collèges et des sanctuaires, buts de pieuses visites. On cite parmi ceux-ci la mosquée Blanche dont la construction est merveilleuse. Une caverne souterraine renferme les tombes de quarante compagnons du Prophète; on y voit aussi les tombeaux de deux des frères de Joseph, celui d'Abou Horeïra, celui de Selman Farsy.
Jérusalem et Hébron ont été décrits si souvent et avec des détails si abondants et si précis qu'il est inutile de les reproduire ici. Toutes les villes du littoral, depuis Ascalon jusqu'à Césarée, avaient été détruites et ne formaient qu'un monceau de décombres. Saint-Jean d'Acre avait été démoli: un nouveau quartier s'élevait auprès de la vieille ville et il n'était habité que par des paysans et des facteurs qui embarquaient les produits de la province de Safed et principalement le coton cultivé dans la plaine d'Esdrelon. L'auteur du Zoubdet Kechf il-Memalik rapporte que, lors de la prise de Saint-Jean d'Acre, la serrure et les clefs de la porte principale de la ville, qui formaient la charge d'un cheval, furent transportées à Karak et renfermées dans la prison de cette place forte.
La province de Safed comprenait des bourgs qui, au XVe siècle, avaient l'importance de grandes villes; Khalil-ed-Dahiry cite parmi eux Minièb, Nazareth et Kafr Cana.
Le gouvernement de Damas, ou de la Ghouta, comprenait le littoral depuis Sour (Tyr), qui avait été ruinée, jusqu'à Tripoli. Damas, qui avait été incendié par Tamerlan en 1400, n'avait point encore reconquis son ancienne splendeur. Ses murs, son château, la mosquée des Omeyyades avaient cependant été épargnés par le conquérant tartare. Cette ville avait excité au moyen âge l'admiration de tous les voyageurs chrétiens qui l'avaient visitée. Ils vantent à l'envi l'abondance des eaux qui arrosent la ville, la beauté des jardins qui l'entourent. Ses bazars renfermaient les marchandises les plus précieuses de tout l'Orient: on y trouvait les épices de l'Inde, les porcelaines de la Chine, les poteries vernissées de Marteban, les soieries de l'Asie Mineure: on émaillait à Damas des objets en verre, on incrustait d'or et d'argent des vases et des objets en cuivre, enfin on tissait cette légère étoffe de coton, appelée bocassin, qui avait un lustre et un éclat tout particuliers lui donnant l'apparence de la soie. Bertrandon nous fournit, de son côté, quelques détails sur la manière dont les ouvriers de cette capitale travaillaient le fer. Mais il ne nous parle pas de certaines industries, comme celle du verre, dont les artisans avaient été conduits à Samarqand. Damas possédait le plus bel hôpital de tout l'Orient. Le feu n'y avait, disait-on, jamais été éteint depuis le jour de son inauguration.
Les musulmans se rendaient en pèlerinage aux tombeaux de trois des femmes du prophète Mahomet, à ceux de Bilal Habechy, son muezzin, et de Husseïn, fils d'Aly. Les villes de Naplouse, de Beïssan, d'Adjloun, de Housban, de Balbek dont les tissus et les ouvrages en bois jouissaient d'une grande réputation, de Homs, célèbre par ses soieries, de Sayda et de Beyrout, la plaine de la Biqaa où bourg de Karak Nouh prés duquel la tradition locale place la sépulture de Noé, et le district de Zebdany, relevaient du gouvernement de Damas. Les approches de cette ville étaient défendues par les châteaux forts de Sarkhad, construits en blocs de basalte noire, de Cheqif-Arnoun, de Hounin, de Soubeïbèh ou de Banias au pied duquel se trouvaient les rizières qui approvisionnaient les villes de l'intérieur.
La province de Tripoli s'étendait le long de la côte, depuis Lataquièh, qui était en ruines au XVe siècle, jusqu'au fleuve du Chien, au nord de Beyrout. On comptait, disait-on, dans cette province trois mille bourgs et villages. Les châteaux de Qadmous, de Sabioun, de Marqab, de Hisn-el-Ekrad (le Crac des chevaliers), la ville fortifiée de Djebelèh où se trouve la tombe d'un des saints les plus vénérés de l'islamisme, Ibrahim, fils d'Edhem, celle d'Arqah et les forteresses d'Ahkar et de Hisn-Djelil défendaient le littoral et les points stratégiques de l'intérieur. Toutes les villes et tous les châteaux étaient occupés par des garnisons composées de Turkomans.
En 707 (1307), Melik en-Nassir Mohammed, fils de Qelaoun, ordonna aux Turkomans, fixés dans le district de Koura, de s'établir sur la côte de Kesrouan pour la protéger contre les attaques des Francs. Il les chargea, en outre, de surveiller le pays depuis Antelias jusqu'à Magharat-el-Assad et le pont appelé Djisr-el-Mouameletïn (le pont qui relie les deux districts). Ils devaient défendre de franchir la passe du fleuve du Chien à quiconque n'était pas muni d'un passeport délivré par le gouverneur. Ces Turkomans fournissaient trois compagnies de cent hommes, qui servaient à tour de rôle pendant un mois. Leur quartier était à Antelias et des corps de garde étaient établis dans la tour qui s'élève au sud de l'embouchure du fleuve du Chien et dans celle de Djouny, prés de Beyrout.
En 748 (1347), l'émir Ilbogha, gouverneur général de la Syrie, leur enjoignit de tenir garnison à Beyrout avec les troupes syriennes, pour défendre cette ville contre les coups demain que pourraient tenter les Francs.
En 816 (1413), des Francs venus de Chypre débarquèrent à l'embouchure du Damour, au sud de Beyrout, des soldats qui massacrèrent ou firent prisonniers tous les gens qu'ils rencontrèrent.L'émir Seïf Eddin el-Arslany rassembla ses vassaux et sut contenir les Francs jusqu'à l'arrivée du sultan Melik el-Moueyyed Cheikh qui se trouvait alors a Damas et qui accourut avec un corps de troupes considérable. Les Francs, vigoureusement attaqués, durent se rembarquer précipitamment. L'émir Seïf Eddin reçut en récompense de sa conduite énergique le titre de Melik el-Oumera (prince des émirs) et le droit d'étendre son autorité sur tout le littoral, de Sayda à Saint-Jean d'Acre. Son troisième fils, Fakhr Eddin Osman, est le personnage que Bertrandon de La Broquière désigne sous le nom de Faucardin.
Le gouvernement de Hamah avait pour capitale la ville de ce nom; elle avait été pendant longtemps la résidence des princes d'une dynastie Eyyoubite, qui l'avaient gouvernée sous la suzeraineté des sultans Mamelouks d'Egypte. Hamah était entourée de solides murailles flanquées de tours, Tamerlan s'en était rendu maître lorsqu'il envahit la Syrie; mais la population s'étant soulevée contre la garnison qu'il y avait laissée, il fit, à son retour, démanteler le château et il réduisit en esclavage et emmena avec lui les habitants épargnés par ses soldats. Les principales villes du gouvernement de Hamah étaient Selimièh, Maarat-en-Na'man et Miciat. Un château fort, appelé Hisn-el-Fédawièh (le château de ceux qui sacrifient leur vie), avait été possédé autrefois par les Ismayliens, sectateurs du Vieux de la Montagne.
Le gouvernement d'Alep avait, au point de vue militaire, une importance particulière. Les places frontières du nord, celles situées sur les bords de l'Euphrate, telles que Aïntab, Qalaat-er-Roum, Birèh, Karkar, Roha ou Edesse, avaient été conquises par les armées des souverains Mogols de la Perse et par celles de Tamerlan. Il était donc de la plus haute importance, pour la sécurité de la Syrie, que sa frontière du nord-est fût protégée et mise à l'abri de toute insulte, par une ceinture de places fortes défendues par de nombreuses garnisons. Alep qui avait, à cause de sa situation, reçu le nom de Bab oul-Moulk (la porte du royaume), était gouvernée par un émir ayant sous ses ordres un nombreux corps de troupes, et dont l'autorité s'étendait sur les villes de la côte de Cilicie, telles que Ayas et Tarsous, sur Adana, Messissèh, ainsi que sur les châteaux qui défendaient les passes de l'Amanus et arrêtaient les incursions des Turkomans dépendant du gouvernement des princes de la Caramanie. Au moment où Bertrandon de La Broquière traversait le nord de la Syrie, Alep s'était relevée des ruines accumulées par Tamerlan. Elle avait retrouvé une partie de son ancienne splendeur et était redevenue l'entrepôt des produits de l'Asie Mineure, de la Perse et de l'Asie centrale. Elle recevait même, au XVe siècle, par la la voie de Bagdad, une partie des marchandises du golfe Persique et de l'Inde.
Les tribus turkomans des Ouzar et des Ramazan Oglou avaient établi leurs campements aux environs d'Antioche, sur la côte de la Cilicie, et dans les vallées des monts Amanus.
Le fils du chef de la tribu Ramazan Oglou, Ahmed bey, avait réussi à s'emparer des villes d'Adana et de Tarsous (781 - 1379). Cette conquête avait excité contre lui l'inimitié des Egyptiens, et le gouverneur d'Alep, Timour bek, avait marché contre lui, l'avait battu et s'était emparé de tout ce possédait sa tribu. La guerre se prolongea avec des chances diverses jusqu'à sa mort arrivée en 819 (1416). Son fils, Ibrahim bey, qui lui succéda, fit d'abord cause commune avec le prince de Caramanie, dont il avait épousé la sœur. Trahi par son beau-frère, il fut livré aux Égyptiens et conduit au Caire, où il mourut en captivité. Ses successeurs parvinrent à se maintenir dans leur principauté jusqu'à l'époque de la conquête de l'Egypte par les Ottomans, et le dernier de cette race mourut gouverneur d'Alep, vers la fin du XVIe siècle.
Toutes les villes de la Syrie étaient reliées à l'Égypte par un service de courriers à cheval, régulièrement
organisé; mais les nouvelles qui exigeaient une transmission rapide étaient confiées, soit à des pigeons,
soit à des courriers montés sur des dromadaires. L'usage des pigeons dressés à porter des messages avait
été introduit de Mossoul en Egypte à l'époque des califes Fatémites qui avaient institué au Caire un bureau
spécial pour enregistrer leur généalogie. Ce fut l'atabek Nour Eddin qui, en 565 (1169), donna à cette
branche du service sa constitution définitive. Le point central était la
citadelle du Caire, et des tours, ou pigeonniers, étaient échelonnées sur les routes jusqu'aux confins de
l'empire. On comptait dix stations du Caire à Damas, et dix autres de Damas jusqu'à Behnessa.
Des courriers, montés sur des dromadaires, portaient les dépêches du sultan et des hauts fonctionnaires.
Bertrandon de La Broquière fit, aux environs de Damas, la rencontre du nègre qui, « monté sur un camel
courant », apportait au gouverneur général de la Syrie l'ordre d'emprisonner les négociants génois et
catalans, et de mettre leurs marchandises sous séquestre.
Un service spécial de courriers, également montés sur des dromadaires, était organisé pour apporter, de Damas au Caire, la neige destinée à l'échansonnerie du sultan et aux hôpitaux de la ville. Jusqu'à l'époque du sultan Barqouq, la neige destinée au palais avait été embarquée à Beyrout ou à Sayda et transportée à Damiette, où elle était mise à bord de barques qui remontaient le Nil jusqu'au Caire; là elle était emmagasinée dans une citerne creusée sous le sol de la citadelle. Sous le règne de Melik ed-Dahir Barqouq, il fut décidé que la neige serait transportée de Syrie en Egypte par terre, à partir du mois de juin jusqu'au mois de novembr:e qu'il y aurait soixante et onze convois composés chacun de cinq dromadaires, qui devaient accompagnés d'un employé de la poste, muni d'un passe-avant, et d'un homme connaissant par expérience la manière de conserver la neige. A chaque station, on trouvait six dromadaires dont l'un était tenu en réserve en cas d'accident. Les stations depuis Damas jusqu'au Caire étaient celles de Sanameïn, Thafas, Arbad, Djenin, Qaqoun, Loudd, Gazza, El-Arich, Werradèh, Moutheïlem, Qathia, et Bilbeïs.
Les voyageurs et les caravanes, voulant se rendre de Syrie en Asie Mineure, devaient traverser la contrée montagneuse qui formait autrefois le royaume chrétien de la Petite Arménie. Les sultans Mamelouks d'Egypte, après avoir vaincu et fait prisonnier Léon VI de Lusignan, avaient essayer de pousser leurs conquêtes jusqu'à Césarée d'Anatolie et d'y établir leur domination. Contraints d'abandonner ce projet, ils durent se contenter d'occuper quelques villes du littoral et les châteaux commandant l'entrée des défilés.
Le reste du pays était habité par la population arménienne et parcouru par des tribus turkomanes qui reconnaissaient l'autorité des princes de la dynastie des Qaraman oglou.
Les origines de cette dynastie sont assez obscures, et les historiens orientaux offrent, à ce sujet, des divergences d'opinion considérables.
Qaraman, qui lui a donné son nom, était le fils de Nour Sofi, Arménien converti, disait-on, à la foi de l'islam, et qui s'était emparé de la place forte d'Ermenak et de la ville de Séleucie (Selefkèh).
Son fils reçut le gouvernement de cette ville qu'il occupa avec un corps de troupes considérable, ce qui lui permit d'étendre ses conquêtes et, à la chute du sultan Seldjoucide, Ala Eddin Keyqobad dont il avait épousé la fille, tous les émirs serviteurs de ce prince le reconnurent pour leur chef, à l'exception d'Aïdin bey, de Mentecha bey, de Saroukhan, de Hamid et de Guermian bey. Qaraman bey, qui possédait les districts et les villes de Nigdèh, d'Aq-serai, de Larenda, de Qara-Hissar, d'Aq-cheher, de Césarée, de Bey-cheher et de Sidi-Cheher, fit de la ville de Qoniah sa capitale et sa résidence. Ses successeurs se firent remarquer par leur turbulence et l'hostilité qu'ils témoignèrent tour à tour aux souverains d'Egypte et aux princes de la dynastie d'Osman, malgré les liens que des mariages avaient établis entre eux.
L'un de ces princes, Méhemmed bey, fils de Jakhchy bey mis à mort par l'ordre du sultan Bayezid, avait été emprisonné par le sultan. Il réussit à s'échapper et se réfugia à la cour de Tamerlan, qu'il détermina à déclarer la guerre à Sultan Bayezid. Le conquérant tartare lui confirma la possession de ses Etats, lorsque les provinces annexées à l'empire Ottoman en furent détachées et recouvrèrent une indépendance éphémère. Méhemmed bey ne goûta pas longtemps le repos.
Son frère, Aly bey, s'était réfugié auprès du sultan d'Egypte, Melik el-Mouayyed Cheikh et avait imploré son secours pour recouvrer un héritage dont il se prétendait frustré. Melik el-Mouayyed saisit avec empressement l'occasion d'affaiblir un voisin incommode et de se venger de l'injure que lui avait faite l'année précédente Méhemmed bey, en s'emparant de Tarsous, dont le gouverneur avait été fait prisonnier. Il confia le commandement d'une armée à son fils Ibrahim, auprès duquel il plaça des généraux expérimentés, tels que les émirs Tatar, Altounbogha et Djaqmaq. Aly bey Qaraman oglou accompagnait l'expédition qui partit d'Alep et marcha sur le château de Karkar. Méhemmed bey s'enfuit à son approche, accompagné par cent vingt cavaliers seulement. Sultan Ibrahim s'empara de Larenda, de Césarée, et fit son entrée à Qoniah, le 15 du mois de rebi oul akhir 822 (22 mai 1418). Il y fit réciter la khoutbèh au nom de son père et des inscriptions, gravées sur les pierres qui surmontent les portes de la ville, attestèrent sa victoire.
Méhemmed bey Zoulqadr oglou fut nommé gouverneur de la ville, et quelques jours après, Sultan lbrahim reprenait la route de Larenda et d'Eregly. L'émir Bichbek, gouverneur d'Alep, quitta Eregly pour surprendre les Turkomans dont les campements furent pillés et détruits. Méhemmed bey Qaraman oglou, réduit à prendre la fuite, laissa aux mains des Egyptiens ses trésors, ses bagages et ses troupeaux. Aly bey reçut l'investiture du gouvernement de la Caramanie, sous la suzeraineté de Melik el-Mouayyed dont le nom dut être prononcé dans la khoutbèh et gravé sur les monnaies. A son retour à Alep, le sultan Ibrahim envoya le gouverneur de Damas en Cilicie, pour s'emparer des villes de Tarsous et d'Adana. Il rencontra Moustafa bey, fils de Méhemmed bey, et Ibrahim bey Ramazan oglou, qui, mis en déroute, essayèrent de gagner Césarée; mais Méhemmed bey Zoulqadr oglou se porta à leur rencontre: dans l'engagement qui eut lieu, Moustafa bey fut tué et sa tête fut envoyée au Caire. Méhemmed bey, fait prisonnier, fut conduit enchaîné au Caire et mis aux arrêts dans l'hôtel de Mouqbil ed-Dewadary. Délivré de sa captivité, Méhemmed bey rentra en possession de ses Etats, dont la tranquillité ne fut point troublée jusqu'au jour où le sultan Murad dut quitter sa résidence de Brousse, pour passer en Roumélie et étouffer la sédition suscitée par son oncle Moustafa. Méhemmed bey forma à ce moment le projet de s'emparer de Brousse. Il marcha contre cette ville, l'investit, en incendia les faubourgs, et, après quarante jours de siège, il se retira précipitamment, en proie à une terreur superstitieuse causée par la vue du convoi escortant le corps de Sultan Moustafa qui devait être inhumé dans le tombeau de ses ancêtres. Pour le punir de cette agression, Sultan Murad, à son retour en Asie, s'empara de quelques villes de la Caramanie et mit le siège devant Qoniah. Méhemmed bey, incapable de résister, sollicita un pardon qui lui fut accordé. Dans la suite, il leva encore l'étendard de la révolte et, dans un combat malheureux pour lui, il fut fait prisonnier par Bayezid Pacha et amené devant Sultan Murad. Ce prince lui fit encore grâce, mais rien ne put faire renoncer Méhemmed aux attaques qu'il dirigeait contre les pays voisins de ses Etats. Il avait résolu de se rendre maître d'Anthalia et il avait mis le siège devant cette ville. Il fut tué d'un coup de canon, pendant qu'il visitait les travaux qu'il faisait faire autour de la place.
A la nouvelle de sa mort, son frère, Moussa bey, se fit reconnaître comme son successeur; mais ses neveux, Ibrahim bey et Issa bey, se réfugièrent à la cour de Sultan Murad et sollicitèrent son appui. Il leur fut accordé: le sultan donna à chacun d'eux une de ses sœurs en mariage et les fit accompagner par un corps de troupes, qui chassa de Qoniah l'usurpateur et fit monter Ibrahim bey sur le trône. C'est ce prince que Bertrandon de La Broquière vit à Qoniah lorsqu'il accompagna, à l'audience qui leur fut donnée, les envoyés du roi de Chypre, et sur lequel il nous donne des détails si curieux. Ibrahim bey attaqua à plusieurs reprises Sultan Murad; chaque fois, les prières et les supplications de sa femme écartèrent le châtiment qu'il avait mérité. Ibrahim bey gouverna la Caramanie pendant trente-deux ans: les derniers moments de son règne furent troublés par la discorde qui mit les armes aux mains de ses fils. Il avait désigné pour son héritier son fils aîné, Ishaq bey, fils d'une esclave; ses autres fils, qui avaient pour mère la sœur de Sultan Murad, se refusaient à reconnaître, dans l'avenir, son autorité. Ibrahim bey mourut attristé par le spectacle de la guerre qui venait de s'allumer et qui attira sur ses Etats l'intervention de princes étrangers. Le récit de l'audience accordée par Ibrahim bey aux ambassadeurs du roi de Chypre Jean II, qui venait de succéder à son père Janus, nous donne une idée exacte de la cour des princes qui s'étaient partagé les dépouilles de l'empire des Seldjoucides, et nous fait connaître la situation périlleuse du royaume de Chypre, affaibli par des défaites désastreuses et placé entre le puissant souverain de l'Egypte et de la Syrie et les princes de Caramanie, dont le caractère inquiet et turbulent et les habitudes de pillage de leurs sujets étaient une cause d'inquiétudes continuelles pour les pays voisins.
Le roi Jean II, à son avènement au trône; avait dû prêter serment de vassalité au sultan Barsbay et une ambassade égyptienne s'était rendue à Nicosie pour le recevoir. Maqrizy nous fait connaître la réception qui lui fut faite:
« Le 7 du mois de safer 836 (3 octobre 1432), nous dit-il, les envoyés du sultan s'embarquèrent à Damiette sur deux bâtiments légers et, le 10 du même mois, ils prirent terre à Larnaca et se dirigèrent sur Nicosie. Le ministre du roi et les grands officiers de sa cour se portèrent à leur rencontre et les firent descendre dans une maison située hors de la ville. Le lendemain 12, les ambassadeurs firent leur entrée dans Nicosie et se présentèrent devant le roi qu'ils trouvèrent dans son palais. Ce prince les reçut debout; les ambassadeurs le saluèrent, lui remirent la lettre du sultan et lui firent part de l'objet de leur mission. Le roi Jean les écouta et leur répondit qu'il était prêt à obéir: Je suis, leur dit-il, l'esclave du sultan et son lieutenant, et je me disposais à lui faire parvenir mes offrandes. Les envoyés lui demandèrent alors de prêter serment; il y consentit, fit venir un prêtre et jura qu'il serait loyal et constant dans sa conduite, qu'il observerait une obéissance perpétuelle et s'acquitterait des devoirs qu'elle lui imposait. Il reçut alors le vêtement royal qui lui était destiné, puis les ambassadeurs sortirent du palais et parcoururent la ville, précédés par un héraut proclamant que le sultan avait établi à perpétuité le roi Jean pour son lieutenant et que les habitants, assurés de sa protection, jouiraient de la plus grande sécurité et de la plus parfaite tranquillité, s'ils ne venaient point à se départir de l'obéissance due au roi et au sultan.
Les ambassadeurs furent logés dans une maison pour eux et il fut pourvu à leur entretien. Le roi fit porter chez eux sept cents pièces de camelot,d'une valeur de dix mille dinars et il promit de payer, au bout de l'année, les dix mille dinars de tribut; il envoya, comme cadeau personnel au sultan, quarante pièces de camelot et il fit remettre à chaque ambassadeur un présent proportionné à son rang.
Après être demeurés dix jours à Nicosie, les ambassadeurs se rendirent à Limassol, où ils s'embarquèrent. Après une navigation de six jours, ils jetèrent l'ancre devant Damiette et et remontèrent le Nil jusqu'au Caire.
Les cadeaux qu'ils apportèrent furent agréés par le sultan; il prit connaissance de la lettre contenant les protestations de soumission et d'obéissance du roi qui déclarait être son lieutenant dans l'île de Chypre(48).
Bertrandon de La Broquière cite encore, dans la partie de sa relation qui a trait à l'Asie Mineure, le nom des Zoulqadir oglou ou Zoulqadrièh. Je crois devoir retracer très rapidement l'histoire des chefs de cette tribu turkomane, qui ont possédé les provinces de Marach, de Malatia, d'Aïntab, de Kharpout et d'Hisn-Mançour. Le premier prince de cette famille, dont l'histoire fasse mention avec quelques détails, est Zein Eddin Qaradjah, fils de Zoulqadr, qui, quoique d'origine turkomane, prétendait descendre du roi de Perse Nouchirevan. Il s'empara en 740 (1339) de la ville d'Aboulistin; mais le dévouement qu'il avait inspiré à sa tribu, l'influence qu'il avait acquise, grâce à sa générosité, lui attirèrent l'inimitié de l'émir Ilbogha, gouverneur d'Alep. Celui-ci marcha contre Qaradjah, le mit en déroute, le força de se réfugier dans les montagne et s'empara de son harem qu'il fit conduire au Caire. Qaradjah ne tarda pas à prendre sa revanche: il infligea une rude défaite à Ilbogha et réussit à se rendre maître de plusieurs districts dépendant du gouvernement d'Alep. Le sultan Melik en-Nassir crut devoir le ménager: il lui renvoya ses femmes et lui accorda des lettres d'abolition, mais ces concessions ne le désarmèrent pas; il persista dans sa révolte et fit de nombreuses incursions en Cilicie dont il pilla les principales villes. Le gouverneur général de la Syrie dut se mettre lui-même à la tête d'un corps d'armée qui battit Qaradjah et prisonnier.
Il eut pour successeur son fils, Khalil bey, qui réussit à se rendre maître de Malatia et de Kharpout. Il rompit, comme son père, les liens de vassalité qui l'attachaient au gouvernement de l'Egypte. Un de ses serviteurs, corrompu par des émissaires égyptiens, l'assassina après un règne de trente quatre ans. Son frère, Soly bey, subit le même sort après avoir gouverné pendant treize ans.
Son neveu, Nassir Eddin Méhemmed bey, le contemporain de Bertrandon de La Broquière, n'imita pas l'exemple de ses prédécesseurs. Il envoya en 821 (1418), au sultan Melik el-Mouayyed Cheikh, un ambassadeur chargé de lui offrir de riches présents et de lui faire agréer les assurances d'une entière soumission. Nassir Eddin se rendit lui-même au Caire en 843 (1439). Le sultan Melik ed-Dahir Djaqmaq lui une réception pompeuse et épousa sa fille pour resserrer les liens d'amitié qui les unissaient. Nassir Eddin Méhemmed bey mourut en 846 (1442), à l'âge de quatre-vingt-trois ans, après un règne de quarante-quatre ans.
Je ne consacrerai que fort peu de mots à la dynastie des beys de de Guermian dont le nom est également cité par Bertrandon de La Broquière. Guermian bey, qui avait établi sa résidence dans la ville de Kutahièh, était le chef d'une tribu turkomane fixée au cœur de d'Asie Mineure. Son fils, Aly Chir bey, proclama son indépendance à la chute de l'empire des Seldjoucides et acquit une triste célébrité par ses déprédations et ses brigandages. Le sultan Bayezid Ier épousa la fille d'Alem Châh bey, fils d'Aly Chir, et malgré l'alliance qui l'unissait à Yaqoub bey, fils d'Alem Châh, Sultan Bayezid annexa à ses états la principauté de Guermian. Tamerlan, auprès duquel Yaqoub bey s'était réfugié, la lui rendit après son expédition dans l'Asie Mineure. Yaqoub bey, qui fut chargé de ramener à Brousse la dépouille mortelle de Bayezid, rentra en grâce auprès de Sultan Méhemmed. Il était arrivé aux limites de l'extrême vieillesse, lorsqu'il se détermina à se rendre à Andrinople pour faire, entre les mains du sultan Murad, l'abandon de ses états. Reçu avec la plus grande magnificence, comblé d'honneurs, il fut reconduit avec pompe à Kutahièh où il acheva paisiblement ses jours.
Lorsque Bertrandon de La Broquière franchit le Bosphore et passa de Scutari à Galata, l'empereur Jean Paléologue, qui avait succédé à son père Manuel mort après un règne de cinquante-deux ans, le 21 juillet 1425, ne possédait plus, outre la Morée, partagée entre ses trois frères, que Constantinople et ses environs depuis Selymbria jusqu'à Dercos. Les villes de la côte européenne de la mer Noire, y compris Mesembria, n'avaient point encore été détachées de l'empire. Salonique, cédée aux Vénitiens, au prix de cinquante mille ducats, par le frère de l'empereur, Andronic Paléologue, avait été enlevée à ceux-ci par le sultan Murad, mais ils possédaient encore Négrepont, Candie et l'Hexamilos, muraille fortifiée et flanquée de trois cent cinquante-trois tours, qui défendaient l'isthme de Corinthe.
Chio, Mételin, la vieille et la nouvelle Phocée en Asie, Œnos, Imbros, Samothrace, Thasos, sur la côte d'Europe, étaient gouvernées par des membres de la famille génoise des Gattilusio. Le fondateur de cette petite dynastie, Francesco Gattilusio, après avoir fait la course dans l'Archipel en compagnie de Raphaël Doria, avait réussi à faire monter sur le trône Jean Paléologue, exilé à Ténédos. Ce prince, pour lui témoigner sa reconnaissance, lui fit épouser sa sœur Marie qui lui apporta en dot l'île de Mételin.
Les successeurs de Francesco Gattilusio se divisèrent en deux branches. Darino Gattilusio, troisième seigneur de la branche qui gouvernait l'île de Mytilène, réussit à se faire céder en 1427, à titre de fief, les îles de Lemnos et de Thasos.
Palmède, deuxième seigneur d'Œnos, s'était fait donné de son côté par l'empereur d'Orient, les îles d'Imbros et de Samothrace. Il conserva ses domaines jusqu'à sa mort (1435) en payant tribut au sultan.
Jean Paléologue avait dû, comme ses prédécesseurs, se soumettre à payer annuellement au trésor ottoman une somme de trois cent mille aspres; il devait tolérer la présence, à Constantinople, d'un cadi chargé de rendre la justice aux musulmans établis dans la ville, et de veiller à l'entretien d'une mosquée réservée au culte de l'islam. L'empereur était aussi contraint de subir les exigences et les procédés parfois violents des colonies vénitienne et génoise qui, établies à Péra et à Galata, formaient deux corps de nation régis par leurs statuts particuliers et gouvernés par des magistrats indépendants. Les Génois de Galata obéissaient à un podestat qui, ainsi que le remarque justement Bertrand de La Broquière, administrait ses compatriotes au nom du duc de Milan, dont la république de Gênes reconnut la suzeraineté jusqu'en 1435. Les Génois, qui cultivaient avec soin l'amitié des Turcs, avaient sollicité de Sultan Murad le don de matériaux et d'une somme de trois cents hyperpres, pour construire une tour sur laquelle ils se proposaient de faire représenter les insignes de ce prince. Quelques années après le départ de Bertrandon de La Broquière (1437), une escadre génoise, venant de Caffa, tenta sur Constantinople un coup de main que la bravoure de l'amiral Leontarios fit échouer, et les Génois de Galata durent subir les conditions onéreuses d'un traité humiliant pour leur orgueil. Jean Paléologue, prévoyant de nouvelles attaques des Ottomans, voulut se concilier l'appui des princes de l'Europe et s'assurer leurs secours. Il rouvrit avec les Pères du concile de Bâle des négociations ayant pour but la réunion des deux Eglises et, le 24 novembre 1437, il embarqua à Constantinople pour se rendre en Europe. Il débarqua à Venise et gagna Ferrare, où le peu de sollicitude des princes latins et la conduite grossière des ambassadeurs du duc de Bourgogne ne laissèrent dans son esprit aucun doute sur les sentiments de ceux dont il venait demander l'appui. Le concile fut transféré de Ferrare à Florence et, dans la dernière séance, la réunion de l'Église grecque à l'Église latine fut proclamée. Parti de Florence le 27 août 1439, l'empereur arriva à Constantinople le 1er février de l'année suivante. La réception, faite à lui et aux prélats qui l'avaient accompagné, par le peuple de Constantinople, démontra l'impopularité et la fragilité de l'union des deux Églises. La fin du règne de Paléologue fut attristée par l'attaque que son frère Démétrius, soutenu par les Turcs, tenta contre Constantinople en 1441 et par la défaite, à Varna, de Ladislas de Hongrie, défaite qui le força de s'abandonner à la clémence de Sultan Murad. Enfin, la victoire remportée par ce prince à Kossovo sur Jean Huniade hâta ses derniers moments. Depuis son retour d'Italie, sa santé était languissante et, le 31 octobre 1445, il succomba à l'âge de près de cinquante-huit ans, après en avoir régné trente.
Il ne laissa point d'enfants des trois femmes qu'il avait épousées, et son frère, Constantin Dragasès, lui succéda; ce fut le dernier prince qui ait posé sur son front la couronne de l'empire d'Orient.
Je crois devoir m'étendre plus longuement sur l'histoire de Sultan Murad, auquel Bertrandon de La Broquière a consacré des pages si intéressantes. Ce prince, troisième fils de Sultan Méhemmed, était né en 1403; ses deux frères aînés moururent à Amassia, du vivant de leur père. Il monta sur le en 1421, et son premier soin fut de faire part de son avènement au bey de la Caramanie et à Mentecha bey, à l'empereur Manuel et au roi de Hongrie, Sigismond, avec lequel il conclut une trêve de cinq ans.
Sultan Méhemmed avait recommandé, dans ses dernières volontés, que deux frères puînés de Sultan Murad fussent remis à la cour de Byzance. L'empereur Manuel s'empressa d'envoyer à Brousse, pour les réclamer, le Paléologue Lachynes et Theologos Corax. Ces deux personnages devaient déclarer que, si le sultan Murad ne consentait pas d exécuter cette clause du testament de son père, son oncle Moustafa, interné dans Lemnos, serait mis en liberté et reconnu comme souverain des pays possédés par la dynastie d'Osman. Sur le refus de Sultan Murad, une escadre de dix galères fut expédiée à Lemnos: elle était commandée par Démétrius Lascaris Leontarios, qui reçut l'ordre de faire signer à Moustafa l'engagement de restituer à l'empire de Byzance la ville de Gallipoli, le littoral de la mer Égée et les villes situées sur les bords de la mer Noire, depuis Constantinople jusqu'aux frontières de la Valachie. Moustafa, débarqué à Gallipoli, fut reconnu comme souverain légitime par les troupes et la plus grande partie de la population. La gravité des nouvelles qui parvinrent à Brousse détermina Sultan Murad à confier à Bayezid pacha et à son frère, Hamzah bey, le commandement des troupes destinées à étouffer la rébellion. Les deux armées se rencontrèrent dans la plaine de Sazly-Derèh.
Lorsqu'elles furent en présence, Moustafa s'avança vers les soldats de Sultan Murad, leur enjoignit de mettre bas les armes et de reconnaître en lui l'héritier légitime du trône d'Osman. Ceux-ci, subjugués par ce trait d'audace, abandonnèrent leurs drapeaux et se rangèrent sous ceux de Moustafa. Bayezdi pacha et son frère furent faits prisonniers. Le premier fut décapité et l'autre rendu à la liberté par l'ordre de Djouneïd bey, conseiller de Moustafa. Cette défaite semblait devoir renverser le trône de Murad; mais Giovanni Adorno, podestat de la nouvelle Phocée fit offrir ses services au sultan qui les accepta avec empressement. Les Génois tentèrent en vain de s'opposer au passage de Moustafa en Asie; celui-ci débarqua à Lampsaque et s'y arrêta pendant deux jours, pour recevoir la soumission des chefs militaires cantonnés dans ces quartiers. A cette nouvelle, Sultan Murad sortit de Brousse et alla s'établir dans une forte position derrière la rivière d'Oulou-abad. La désertion éclaircit bientôt les rangs de l'armée de Moustafa et son conseiller, Djouneïd bey, détaché de son parti par la promesse d'être de nouveau investi du gouvernement d'Aïdin, abandonna son camp pendant la nuit. Le lendemain, les soldats de Moustafa, se croyant trahis par leurs chefs, se dispersèrent de tous côtés. Moustafa s'enfuit précipitamment à Lampsaque, franchit l'Hellespont et gagna Gallipoli. Sultan Murad se mit à sa poursuite, mais les vaisseaux lui faisaient défaut pour franchir le canal; Giovanni Adorno l'avait fait prévenir, heureusement pour lui, qu'il mettait à sa disposition sept navires bien armés. Sultan Murad s'embarqua sur le plus grand avec deux mille hommes de sa garde, et le reste de son armée prit passage sur les autres bâtiments. A la vue de cette escadre se dirigeant sur Gallipoli, Moustafa envoya un messager à Adorno pour lui offrir cinquante mille ducats s'il consentait à lui livrer son neveu. Adorno rejeta cette proposition avec indignation et la fit connaître au sultan qui, dans sa gratitude, lui fit remise de la somme de vingt-sept mille ducats qu'il devait pour la ferme de la nouvelle Phocée.
Le sultan mit pied à terre au-dessous de Gallipoli: il était suivi par l'élite de son armée et par deux mille soldats italiens. La garnison, frappée de terreur, se dispersa et Moustafa prit la fuite, accompagné par quelques serviteurs restés fidèles. Poursuivi par les soldats de Murad, il fut fait prisonnier sur le mont Toghan et pendu aux créneaux d'une tour, sous les yeux de Murad, après avoir subi les outrages de la soldatesque. Délivré des soucis de la rébellion de Moustafa, Sultan Murad songea à tirer vengeance de la perfidie de l'empereur Manuel. Sa cavalerie parut sous les murs de Constantinople, dans les premiers jours du mois de juin de l'année 1423. Elle ravagea les environs de Constantinople et Murad ne tarda par à se présenter lui-même à la tête de son armée. La ville fut investie et les Turcs, exaltés par les invocations de l'émir Seyyd Boukhary, beau-frère du sultan, que suivait une troupe nombreuse de derviches, lui donnèrent un violent assaut; mais ils se retirèrent en désordre au coucher du soleil, en proie à une terreur panique et Constantinople fut sauvée pour la ~dernière fois. Les années qui suivirent cette tentative malheureuse furent consacrées par le sultan à raffermir son autorité, à rétablir l'ordre dans les provinces de son empire et à en reculer les limites en Europe, par la prise de Golubacz sur le Danube et par celle de Krusevacz en Serbie.
En 1430, il confia le commandement d'une armée au beylerbey d'Anatolie, Hamzah pacha, auquel il donna l'ordre de marcher sur Salonique; lui-même vint l'y rejoindre avec de nouvelles troupes. Après une résistance héroïque, la ville fut emportée d'assaut; les habitants furent passés au fil de l'épée, les jeunes gens et les filles, réduits en esclavage et les trésors accumulés dans cette riche cité, livrés au pillage. L'occupation de Salonique pendant sept ans avait coûté aux Vénitiens la somme de sept cent mille ducats. La paix, qui rétablit les rapports de bonne intelligence entre Venise et le sultan, fut signée la même année à Gallipoli.
La peste ravagea les contrées de l'Orient pendant l'année qui suivit la prise de Salonique et précéda le voyage de Bertrandon de La Broquière. Deux frères du sultan Murad, les princes Youssouf et Orkhan, son beau-frère, Emir Seyyd Boukhary, et plusieurs grands personnages qui avaient exercé sur la marche des affaires de l'empire une influence considérable, périrent victimes de ce fléau. C'est dans ces circonstances douloureuses que vit le jour le fils de Murad, qui devait, vingt-trois ans plus tard, se rendre maître de Constantinople. C'est aussi à cette époque que se placent deux faits indiqués par Bertrandon de La Broquière: la soumission de Vlad, vaivode de Valachie, qui, par un traité, se connut vassal de l'empire Ottoman et livra, comme otages, ces fils des principales familles que notre voyageur vit à la cour du sultan, le jour de la réception de l'ambassadeur du duc de Milan. Le second fait est la prise, par Vlad, du château de Szoereni, défendu par les chevaliers prussiens de l'ordre Teutonique qui s'étaient chargés de la défense des frontières de la Transylvanie et du royaume de Hongrie.
Tels sont les principaux événements qui s'étaient déroulés depuis l'avènement au trône de Sultan Murad jusqu'à l'arrivée de Bertrandon de La Broquière dans ses états. Je ne retracerai pas ceux qui le forcèrent à reprendre le pouvoir dont il s'était dessaisi en faveur de son fils Sultan Méhemmed. Je dirai seulement que ce prince mourut le 5 février 1451, à Andrinople, d'une attaque d'apoplexie qui le frappa au milieu d'un repas. Les historiens orientaux contemporains le représentent comme sincèrement religieux, animé d'un grand esprit de justice et de charité; ils se plaisent à énumérer ses nombreuses fondations pieuses à Andrinople, à Brousse et dans les autres villes de son empire. Ils ne tarissent point d'éloges au sujet de la protection qu'il accorda aux savants et aux poètes qui furent l'honneur de son règne.
Sultan Murad, disent-ils, était de taille moyenne; il avait le teint blanc, les yeux bleus, les sourcils et la barbe tirant sur le châtain, les dents espacées. Il était très vigoureux et excellent archer. Il eut cinq fils: Sultan Méhemmed, qui lui succéda; Sultan Ahmed et Sultan Ala Eddin, qui moururent à Amassia, siège de leur gouvernement; Sultan Hassan, et Sultan Orkhan, qui moururent à Andrinople et furent enterrés sur les bords de la Toundja.
Je n'ajouterai que peu de mots à ce que nous dit Bertrandon de La Broquière au sujet du despote de Serbie. Georges Brancovitch avait succédé, en 71427, à l'âge de soixante ans, à son oncle Étienne Lazarevitch qui avait vu mourir son fils. Le sultan Murad prétendit avoir des droits à faire valoir sur la succession d'Etienne Lazarevitch, mais d'un autre côté, Sigismond, roi de Hongrie, ne revendiqua pas les droits que le diplôme accordé à Etienne Lazarevitch, lui conférait sur Belgrade et sur quelques autres villes de Serbie. Ce fut en 1432, que Georges Brancovitch céda à Sigismond les villes et les châteaux de Slankamen, d'O-Besce, de Kulpin, de Vilagos et les villes de Szatmar, Racz, Debreczen et Tur. La cession de Belgrade, où Bertrandon de La Broquière vit arriver les hommes d'armes allemands qui devaient y tenir garnison, provoqua l'invasion de la Serbie par les Turcs. Ishaq bey pénétra jusqu'au cœur du pays, et Sinan bey se rendit maître de Krusevacz, qui reçut le nom turc d'Aladjèh Hissar.
Incapable de prolonger plus longtemps la résistance, Georges Brancovitch sollicita la paix. Elle lui fut accordée a condition de reconnaître la suzeraineté de la Porte ottomane, de payer un tribut annuel, de fournir un contingent de troupes et de céder quelques unes de ses villes. Il dut, en outre, accorder au sultan sa fille Mara, née d'un premier mariage avec une sœur de Jean Commène, empereur de Trébizonde. Saroudjèh pacha, chargé de la procuration de son maître, épousa cette princesse, en son nom, dans la grande église de Krusevacz, convertie en mosquée(49). Le sultan voulant, à cette occasion, donner une marque de confiance à son beau-père, l'autorisa à construire à Semendria, devenue sa capitale, uneforteresse dont les travaux furent exécutés sous la direction de son beau-frère, mari d'Hélène, de la famille des Cantacuzènes.
Les liens qui unissaient Georges Brancovitch à Sultan Murad n'empêchèrent pas la guerre de se rallumer en 1439. Le fils de Georges Brancovitch, qui défendait avec son oncle, Thomas Cantacuzène, la ville de Semendria, dut capituler. Fait prisonnier, il fut envoyé à Andrinople, où se trouvait déjà son frère Etienne, et ces deux princes furent privés de la vue par ordre du sultan Murad.
Georges Brancovitch dut abandonner ses possessions de la rive droite du Danube, et se réfugier à Raguse où il réussit à faire passer ses immenses trésors. La paix, conclue en 1444, lui rendit ses Etats de Serbie, et il mourut à Semendria en 1444. Son corps fut porté à Krusevacz et inhumé dans la sépulture des princes qui avaient régné sur la Serbie. Georges Brancovitch avait épousé, en premières noces, la sœur de Jean Commène, empereur de Trébizonde, et, en secondes noces Irène Cantacuzène. Le dernier prince de sa maison mourut, en 1503, sur la terre étrangère. Georges Brancovitch avait, nous dit Aenas Sylvius, un aspect imposant et majestueux et il était doué d'une rare éloquence. Il eut été, ajoute-t-il, un prince accompli, s'il avait été soumis au chef de l'Église catholique.
Rien n'égale l'exactitude et le charme du récit de Bertrandon de La Broquière. Les épisodes de son voyage en Syrie, son séjour à Damas, les risques que lui fait courir l'hospitalité qu'il reçoit d'un marchand génois, l'entrée de la caravane des pèlerins revenant de la Mekke et la connaissance qu'il fait de Khodja Baraq, le chef des pèlerins turcs, présentent le plus vif intérêt. Les notions qu'il nous fournit sur le commerce et l'industrie de la capitale de la Syrie, la rencontre qu'il y fit de Jacques Coeur ont fixé l'attention de plusieurs écrivains qui ont étudié les relations commerciales de l'Europe avec le Levant pendant le XVe siècle"(50).
Les observations de notre voyageur sur les Turkomans, sur le mamelouk du sultan Barsbay qui se constitua son guide et son protecteur, sur les mœurs des Turcs avec lesquels il voyageait, sur leur gravité, leur franchise, leur esprit de discipline, sont de la plus grande exactitude. Il compare leurs qualités avec la mauvaise foi, l'avidité et le fanatisme des arabes.
Je n'insisterai pas sur l'intérêt que la réception des ambassadeurs du roi de Chypre par Ibrahim bey, le grand Caraman, ni sur l'aventure qui lui arriva à Kutahièh, où il se trouva en rapport avec un officier de la maison d'Ala Eddin, fils du sultan Murad, qui avait fait la guerre en France, pendant les premières années du XVe siècle, sous les ordres d'un capitaine nommé Barnabo.
La description de Constantinople, de quelques-unes de ses églises, celle de ses monuments et de l'Hippodrome méritent aussi une attention particulière. Bertrandon est séduit par les charmes de l'impératrice Marie Commène, femme de Jean Paléologue, et il saisit toutes les occasions de la voir et d'admirer sa beauté. Il faut aussi noter ce fait que l'empereur, ayant appris son arrivée, le fit questionner sur Jeanne d'Arc. Il est regrettable que Bertrandon, serviteur du duc de Bourgogne, ne nous ait pas fait connaitre les réponses qu'il donna à l'officier de l'empereur. On ne doit pas négliger non plus cette information, que le duc de Berry avait envoyé en Abyssinie une mission, composée d'un poursuivant espagnol, d'un Français et d'un Napolitain, dans le but de découvrir les sources du Nil. Le Napolitain, que Bertrandon rencontra à Péra, avait seul survécu à ses compagnons.
Le voyage de Constantinople à Andrinople, le récit de l'audience accordée par Sultan Murad à l'ambassadeur du duc de Milan et les communications que celui-ci fit, de la part de son maître, ont une importance capitale. Il n'est point, à ma connaissance, de relation de voyage, écrite au XVe siècle, qui renferme des pages d'un intérêt aussi vif. Rien n'est à négliger dans le Voyage d'outremer: je dois surtout insister sur le soin avec lequel Bertrandon de La Broquière a étudié l'organisation et es ressources militaires des Turcs dont les succès frappaient alors l'Europe de terreur.
Notre voyageur, revêtu du costume turc fut, à Scutari et à son débarquement à Galata, l'objet des plus grands égards de la part des Grecs, qui voulurent lui faire un mauvais parti quand ils s'aperçurent qu'il était chrétien; il en fut de même en Hongrie où le palatin Nicolas II de Gara, le supposant turc, le reçut avec une considération particulière qui prit fin quand il eut déclaré sa qualité de chrétien. Il faut signaler aussi la présence, à Pest, d'artistes et d'artisans français engagés probablement par le palatin de Hongrie(51).
L'accueil que reçut à Vienne notre voyageur de la part du duc Albert d'Autriche, qui fut le successeur de Sigismond dans l'Empire et dans les royaumes de Bohême et de Hongrie, nous prouve l'estime dont jouissait Philippe le Bon auprès des souverains des Etats de l'Europe centrale. Il faut noter aussi ce fait, que Bertrandon de La Broquière fut sur le point de voir, à Walsee, l'exécution d'un gentilhomme condamné comme parjure par le tribunal de la Sainte-Vehme.
Bertrandon de La Broquière parle, à la fin de son voyage, avec une certaine humeur, de Jean Germain, évêque de Chalon et chancelier de la Toison d'or, auquel le duc de Bourgogne avait remis l'Alcoran et la Vie de Mahomet, traduits par le chapelain du consul de Venise à Damas. Jean Germain qui fut envoyé en ambassade auprès de Charles VII, avec le seigneur d'Humières et Nicolas Galli, pour l'inviter à prendre part à une expédition contre les Turcs, était exactement informé de tous les évènements qui se produisaient en Orient et l'Apologie de Philippe le Bon qu'il écrivit pour son fils, le comte de Charolais, nous en fournit la preuve(52). Jean Germain s'est servi de l'ouvrage rapporté par Bertrandon de La Broquière pour composer son Traité contre les musulmans et les infidèles, dédié au duc de Bourgogne, pour son Traité de la fausseté de la loi des Sarrazins et pour ses Cinq livres de la réfutation de l'Alcoran(53).
M. van Praet a émis l'opinion que Bertrandon de La Broquière aurait fait rédiger sa relation par Jehan Miélot, chanoine de l'église de Saint-Pierre à Lille, et traducteur attitré de la cour de Bourgogne. Il est hors de doute que ces deux personnages ont été unis par les liens de l'amitié; Bertrandon rapporte, dans les premières lignes de son récit, qu'il a rassemblé ses souvenirs, consulté les notes qu'il avait consignées en « ung petit livre » et fait écrire la relation de son voyage, mais rien ne prouve que Jean Miélot ait été chargé de ce travail. Son nom figure seulement comme traducteur du mémoire italien de Jehan Torzelo qui, par ordre de Philippe le Bon, fut placé, avec les observations de Bertrandon, à la suite de son Voyage d'outre-mer.
Je n'ai pas cru devoir reproduire, dans ce volume, les notes qui figurent déjà dans des ouvrages de cette Collection de documents géographiques. Je me suis attaché à donner, sur les localités visitées par notre voyageur, ou sur les personnes auprès desquels il fut admis ou dont il entendit parier, des éclaircissements fournis, pour la plus grande partie, par des écrivains orientaux.
La Bibliothèque nationale possède trois exemplaires du Voyage d'outre-mer. Le premier, coté sous le n° 9087, a été copié et historié pour Philippe le Bon. Il figure sous le n° 1525 dans les inventaires des livres de la maison de Bourgogne, faits en 1467 et en 1487.
Le second exemplaire, coté 5639, a fait également partie de la bibliothèque ducale de Bourgogne. On n'y trouve pas, comme dans les autres manuscrits, le texte de l'Advis directif de frère Brochard l'Allemand. Le troisième manuscrit, coté 5593, est de provenance inconnue: c'est à la fin de ce volume que se trouve consignée la date de la mort de Bertrandon de La Broquière.
La bibliothèque de l'Arsenal possède aussi un bon manuscrit, orné de deux dessins assez grossièrement coloriés. La copie en a été achevée le 10 septembre 1460. Il a fait partie de la bibliothèque de La Gruthuyse, dont les armes, qui étaient peintes dans la première lettre majuscule, ont été couvertes d'une couche de couleur bleue. On lit au bas du premier feuillet: « Au duc d'Arschot, 1584 » et sur le dernier « au sr Fœcstel ».
Les planches, qui figurent dans ce volume, sont la reproduction de quelques-unes des miniatures qui ornent le manuscrit exécuté pour Philippe le Bon. La première représente ce prince sortant de l'abbaye de Pothières, où il avait établi son quartier général pendant le siège de Mussy-l'Evêque. Bertrandon, revêtu du costume turc, ayant sur la tête la huvette qu'on lui fit acheter à Brousse, est descendu du cheval qu'il monta depuis Damas; le serviteur français qu'il recueillit à Pest en tient la bride, et Bertrandon, un genou en terre, présente à son maître le volume que lui a remis le chapelain des Vénitiens à Damas.
La seconde miniature est tirée de l'Advis directif; elle nous donne une vue de Jérusalem antérieure de vingt-cinq ans aux gravures que l'on trouve dans les premières éditions du voyage de Breydenbach, et elle nous donne une idée assez exacte des principaux monuments de la ville sainte. On y distingue l'église du Saint-Sépulcre et le clocher qui fut abattu jusqu'à la moitié de sa hauteur, lors de la réparation de la grande coupole en 1722, la Qoubbet es-Sakhra ou mosquée d'Omar, le Mesdjid el-Aqça, l'ancienne basilique de Justinien, le Cénacle et la Tour des Pisans.
La troisième miniature, représentant le siège de Constantinople, et sur laquelle sont figurés l'église de Sainte-Sophie et le palais des Blachernes, ne nous donne qu'une idée fort inexacte de la capitale de l'empire grec. Buondelmonti a, heureusement pour nous, levé, dans le premier quart duXVe siècle, un plan de Constantinople qui a été placé Du Cange, en tête de la Constantinopolis Christiana, et reproduit, tout récemment encore, par M. Mordtmann dans sa Topographie de Constantinople, publiée par les soins de M. Mély.
La quatrième planche enfin, tirée du Supplément aux trophées du Brabant, met sous nos yeux le chateau de Rupelmonde dont la garde fut, pendant près de vingt ans, confiée à Bertrandon de La Broquière.
4 juillet 1982
Notes de l'introduction
Pour induyre et attraire les cueurs des nobles hommes qui desirent veoir du monde; par commandement et ordonnance de treshault, trespuissant et mon redoubté seigneur, Phelippe, par la grâce de Dieu, duc de Bourgoigne, de Brabant, de Lembourg et de Lothier, conte de Flandres, d'Artois et de Bourgoigne, palatin de Haynauld, de Hollande, de Zeelande et de Namur, marquis du Sainct Empire, seigneur de Salins et de Malines, je, Bertrandon de la Broquiere, natif de la duchié de Guienne, seigneur du Viel-Chastel, conseillier et premier escuyer trenchant de mondict tresredoubté seigneur,ainsi que je puis avoir souvenance et que rudement l'avoye mis en ung petit livret par maniere de memoire, ay faict mectre en escript ce pou de voyaige que j'ay faict; affin que si aucun roy ou prince crestien voulloit entreprendre la conqueste de Iherusalem et y mener grosse armée par terre, ou aulcun noble homme y voulsist aller ou revenir, qu'il peust sçavoir les villes, cités, regions, contrées, rivyeres, montaignes, passaiges ès pays et les seigneurs qui les dominent, depuis Iherusalem jusques à la duchié de Bourgoigne: et pour ce que le chemin de ce en Iherusalem est si notoire que plusieurs le sçavent, je m'en repasse legierement de le descripre jusques au pays de Surie par lequel j'ay esté tout au long, depuis Gazere, qui est l'entrée d'Egypte, jusques à une journée prés de Halep, qui est la derniere ville quant on veult en Perse devers le North.
Pour accomplir doncques mondict voiaige affin de faire le sainct pellerinaige de Iherusalem, je me partis de la court de mon tresredoubté seigneur, lors estant dans sa ville de Gand, le mois de febvrier l'an mil quatre cens trente et deux; et puis que j'eus passé la Picardie, Champaigne et Bourgoigne, j'entray au pays de Savoye où je passay le Rosne, et par le mont du Chat, je arrivay à Chambery. Et quant j'eus passé grant pays de montaignes, je vins au pié de la plus grande et de la plus haulte de toutes que on nomme le mont Senys qui est moult perilleux à passer en temps de grans neiges pour deux raysons, ce dient ceulx du pays. L'une, pour ce que lors, il fault avoir bonnes guydes qu'ilz appellent marrons, pour trouver le chemin qui est couvert, affin qu'on ne se perde; l'autre raison, pour ce que faire voix estonne la montaigne et faict cheoir en bas la neige en grande impetuosité, ce dient lesdictz marrons. Et pour ce, nous deffendirent ilz le haut parler et faire voix. Ceste montaigne depart les pays de France et de Itallie.
Item, je vins de là au pays de Pyemont tresbel et plaisant, lequel de trois pars est enclos de haultes montaignes. Puis, je arrivay à Thurin. Et au plus prez, je passay une grande rivyere que on nomme le Po.
En apprez, je vins à Ast, qui est à Monseigneur le duc d'Orleans, et, de là en Alexandrie où, selon qu'on dist, il y a plus grande partie des usuriers.
Item, de là, je vins à Plaisance, qui est au duc de Millan. Là estoit l'empereur Sigemond qui avoit recheu sa seconde coronne à Millan, et s'en vouloit aller à Romme pour avoir la tierche1.
Item, de là, je vins à Boloigne la grasse qui est au Pape; et de là passay par un pays de montaignes et entray en la seigneurie des Flourentins. Puis, je arrivay à Flourence, une moult bonne ville qui de soy mesme se gouverne par les communes de la ville qui, de trois mois en trois mois, eslisent aucuns hommes de mestier qu'ilz appellent Prieurs, et leur est faict assez d'honneur tant qu'ilz demeurent audict office. Et puis, chacun retourne à son mestier, comme l'on le dict.
Item, de là passay par la seigneurie desdictz Flourentins; je allay jusques à ung chastel que l'on nomme Mont Poulchan2 qui est assis sur une petite montaigne et encloz de trois pars d'un grant lach3 qui tient assez de pays.
Item, de là je m'en vins à Espolite4 et a Montflascon5: en apprez, à une ville nommée Viterbe où gist le corpz de saincte Roze, et de la je vins en la cité de Romme.
Romme est une ville telle que chascun sçet. On trouve par vrayes escriptures que les Romains ont dominé tout le monde par l'espace de sept cens ans. Aussi le demonstrent bien les edifices qui y sont tant encores ès grans palaiz, arcz triumphans, columpnes, pilliers de marbre, comme ès statues d'hommes et chevaux qui, selon qu'il me sambloit, est une merveilleuse chose à veoir et a penser comment elles avoient eté faictes ne dreciées et plusieurs aultres choses qui seroient trop longues à escripre; et aussi plusieurs les ont veues comme moy.
A Romme a de moult belles reliques en plusieurs eglises, tant de choses à quoy Nostre Seigneur a touchié, que de corpz sainctz d'appostres, de martirs, de confès et de vierges, soit en la ville ou au plus près. Et, en aucunes desdictes esglises, a plain pardon de peyne et coulpe que les sainctz papes y ont donné à l'honneur desdictz corpz sainctz qui y reposent. Et là vey je le pape Eugene quatriesme6, natif de Venise, qui avoit esté créé pape l'an dessus dict mil quatre cens trente et deux et estoit accompaignié de plusieurs cardinaulx. Et en celle saison luy avoit faict guerre le prince de Salerne7 qui fut nepveu du pape Martin qui estoit de ceux de la Coulompne8 de Romme.
Item, pour faire et accomplir mondict pellerinaige, me partis de Romme le xxve jour de mars, puis m'en vins à une ville qui est au conte d'Avers qui estoit parent au cardinal des Oursins9. Et apprez j'entray en la terre du conte d'Urbin10 et m'en vins à Urbin la cité, et de là en la seigneurie des Malatestes11.
Item, je vins à une ville qu'on appelle Remigne12 qui sciest sur la marine, et de là, à une autre nommée Ravenne13 qui est aux Venissiens, et puis jusques à la rivyere du Po qui est une moult grosse rivyere laquelle je passay par trois fois sur bateaulx et, de là, vins à une ville desdictz Venissiens qui a nom Cioge14 et est assise sur la mer, et eust jadiz bon havre. Et dict on que les Venissiens le rompirent du temps que les Jennevois tindrent le siege devant Venise15. Et de là m'en allay par mer jusques audict Venise où il y a trente et cinq milles.
Venise est une moult bonne ville, tresancienne, belle et marchande, toute environnée de la mer qui passe par ladicte ville en plusieurs lieux dont les aucuns sont ysles; et ne peut on aller de l'un à l'autre que par bateaulx. En ceste ville a plusieurs corpz sainctz, comme saincte Heleyne qui feist tant de biens en Iherusalem et fut mere de Constantin l'Empereur, et plusieurs autres corpz sainctz que je y ai veu, comme aucuns Innoscens tous entiers qui sont en une ysle que on nomme Reault16; et là faict l'on les verres de Venise, laquelle se gouverne moult saigement, car nul ne peust y estre du conseille ny avoir quelque office s'il n'est gentilhomme et natif de la ville. Il y a ung duc17 et quant il meurt, ilz en eslisent un d'entre eulx, celluy qui leur samble estre le plus saige et qui a plus a cueur le bien commun. Il y a tousiours en sa compaignie six notables hommes des plus anciens du conseille.
De Venise, je chevaulchay jusques à Padoue qui est ausdictz Venissiens et est tresbelle ville et grande. Et de la, m'en retournay en ladicte ville de Venise; et puis, pour achever mondict pellerinaige, je me partis de Venise le viije jour de may et montay sur une gallée avec plusieurs pellerins, et sur une autre gallée monterent les autres. Ainsi noz deux gallées en compagnie, alasmes à une ville qui est ausdictz Venissiens et s'appelle......18, et de là, à une autre nommée Polle19 qui, à mon samblant, a esté jadis une moult belle ville et bonne, où il y a beau havre. Et de là, nous en alasmes à une ville qu'on nomme Jarre20. Ces trois villes cy sont en Esclavonye. En Jarre est le corpz de sainct Simeon auquel Nostre Seigneur Jhesus Crist fut présenté au temple. Elle est close de trois pars de la mer et a ung moult beau havre qui se ferme d'une forte chaysne de fer. Et de là nous alasmes tousiours par entre les ysles jusques à une ville d'Esclavonye qu'on nomme Sebenich21 et est ausdictz Venissiens. Et tant exploictasmes par entre les ysles que nous venismes jusques à l'ysle de Corfo où il y a une asssez bonne ville qui a nom Corfo où est ung tresbeau havre et deux beaulx chasteaux, tout aux Venissiens. Et de là venismes jusques au pays de la Mourée à une ville des Venissiens qu'on nomme Moudon22 qui est bonne et belle, ayant un moult beau havre. Et de là venismes en l'ysle de Candie qui est tresbonne ysle et moult fertile de biens. Et illec il y a un gouverneur de par la seignourie des Venissiens que len nomme duc23. Mais sa duchié ne luy dure que trois ans. Les gens de ceste ville sont bonnes gens de mer, et a en ceste ville ung petit havre fermé.
Item, de là, nous alasmes à Rodes l'une des dictes galées et l'autre s'en *alla en Cypre. Je descendy en Rodes seullement pour veoir la ville: et n'eus pas d'espace d'aller veoir le chastel pour ce que nostre gallée se partit tantost.
Item, de Rodes, nous alasmes en Cipre en une ville destruicte qu'on nomme Baffe24 où il y a un havre non pas bel ny parfont pour gros navires.
Item, de là, nous venismes en la saincte terre de promission, et arrivasmes en un port qu'on nomme Jaffe25.
Jaffe est une montaignete où jadiz fut une ville des Crestiens, par samblant moult forte; et est toute destruicte sans y avoir habitation nulle, senon caves où les pelerins se boutent pour les chaleurs du soleil. Là commencent les pardons de la Saincte Terre. Et entre la mer et la ville a deux fontaynes d'eau doulce dont l'une est couverte de la mer quant il y faict fort temps du vent de ponant.
En Jaffe, viennent les truchemens.et autres officiers du Souldan pour sçavoir le nombre des pelerins et les conduyre et pour recevoir le tribut dudict Souldan, c'est assavoir ce qu'il prent des pelerins. Et a illec meschant havre et de peu de fondz, pourquoy il y faict perilleux attendre une fortune pour doubte de ferir en terre.
Item, partismes de Jaffe et alasmes à Rames qui est une bonne ville marchande, sans murailles et assise en beau pays et plantureux de biens26. Et de là, nous alasmes en ung villaige où Monseigneur sainct Georges fut martirié27. Puis nous retournasmes en ladicte ville de Rames, et de là, alasmes à la saincte cité de Iherusalem où Nostre Seigneur JhesuCrist souffrit mort et passion pour nous, et y venismes en deux journées dudict Rames. Et quant nous fusmes venus en ladicte cité de Iherusalem et eusmes faict les pellerinaiges accoustumez à faire aux pèlerins, nous nous en alasmes à la montaigne où Nostre Seigneur jeusna la quarantaine, et de là au fleuve Jourdain où il fut baptisié; et, en retournant, nous feismes les pellerinaiges accoustumez, c'est assavoir d'une esglise de Sainct Jehan qui est auprez dudict fleuve, en apprez, de Saincte Marie Magdeleyne et de Saincte Marte, là où Nostre Seigneur ressucita le Lazare28, puis retournasmes en Iherusalem d'où nous partismes de rechief pour aller en Bethleem où Nostre Seigneur nasquit.
Bethleem est une ville où ne demeurent que Sarrazins et aucuns Crestiens de la saincture excepté en l'esglise où Nostre Seigneur nasquit où demeurent aulcuns Cordeliers qui font l'office divin, et sont en grande subjection desdietz Sarrazins.
Item, nous alasmes où sainct Jehan Baptiste nasquit29. Et illec a une roche qui s'ouvrist quant le roy Herode faisoit persecuter les Innoscens. Lors saincte Helizabeth y mist sainct Jehan: et adonc se cloyst ladicte roche, mais sainct Jehan y demeura deux jours entiers, comme l'on dict.
Item, de là, nous alasmes à la maison de Zacharie, et puis à Saincte Croix30, là où creust l'arbre de la croix. Et de là, retournasmes en Iherusalem comme dessus.
Iherusalem a esté une bonne et grande ville et meilleure par samblant qu'elle n'est de present. Elle est assise en fort pays de montaignes, et est en la subjection du Souldan, qui est grant pitié et confusion à tous les Crestiens. Car il n'y a que un peu de Crestiens francz, c'est assavoir Cordeliers. Et n'en demeurent que deux dedans ledict sepulcre où Nostre Seigneur receust mort et passion. Lesdictz Cordeliers sont en grant subjection des Sarrazins. Car je l'ay veu par l'espace de deux mois et pour ce, le puis je dire. Et dedans l'esglise dudict Sainct Sepulcre a aussi bien d'autres manieres de Crestiens comme Abecins qui sont de la terre du prestre Jehan, Jaccobites, Hermenins et Crestiens de la saincture. Et de tous ceulx cy les Francz sont plus subjectz que nulz des autres. Tous ces pellerinaiges cy dessus faictz et accomplis, nous nous appoinctasmes dix pelerins, c'est assavoir Messire Andrieu de Toulonjon31 Messire Michiel de Ligne32, Guillaume de Ligne son frere, Messire Sanse de La Laing33, Pierre de Vauldrey34, Joffroy de Thoisy35, Humbert Buffart36, Jeban de la Roe37, Symmonet...38 et moy pour faire le pellerinaige de Saincte Katherine au mont Sinay, ainsi qu'il est accoustumé et traictasmes avec Nanchardin39 lors grant truchement de Iherusalem.
Et pour advertir comment il se fault appoincter, on traicte avec ledict truchement tant pour le droict du Souldan que pour le sien à payer chascun par teste. Et ce faict, il envoye devers le truchement de Gazere auquel il mande qu'il appoincte les Arabes du desert qui ont puissance de conduyre les pelerins à Saincte Katherine, car lesdictz Arabes ne sont pas tousjours bien obeyssans audict Souldan. Il faut prendre leurs camelz et en paye l'on dix ducas pour le louaige de chascun40. Et quand ledict Nanchardin fut asseuré desdictz Arabes, il nous feist venir devant la chappelle qui est a l'entrée de l'esglise du Sainct Sepulcre, à la main senestre41; et la, demanda à chascun de nous son propre nom et son surnom et son eaige et les feist tous mettre en escript, ensemble les philozommies et aucuns seignes de blesseures ou autrement s'il estoit au visaige, et la haulteur et la fachon de nous tous: et de toutes ces choses, il envoye le double au grand truchement du Caire. Tout cecy se faict pour la seureté des pelerins que lesdictz Arabes n'en retiegnent nulz, ou, comme je pense, affin que l'on ne feist aucun change pour doubte de perdre le tribut.
Et quant toutes noz choses furent prestes et que nous fusmes fourniz de vin qu'il faut prendre en Iherusalem, ledict Nanchardin nous bailha un truchement nommé Sadalia42, et des asnes et muletz pour nous porter ensemble noz vivres, excepté le bescuyt que nous prinsmes Gazerre. Ce faict, nous partismes de Iherusalem et alasmes assez prez d'illec en ung villaige nommé......43 et fut jadiz meilleur qu'il n'est à present. Et y demeurent des Crestiens de la saincture qui y labourent les vignes. Et de là, nous alasmes à une ville nommée Sainct Abraham et est au val d'Ebron44 où Nostre Seigneur forma premierement Adam nostre premier pere45. Et là mesmes sont enterrez ensamble Abraham, Izaac et Jacob et leurs femmes aussi, tout dedans une musquée de Sarrazins. Nous fusmes jusques à la porte, car nous y eussions voluntiers entré et lors nous dirent noz truchemens qu'ilz ne nous ozeroyent mettre dedans que de nuyt, pour les perils, car nul Crestien n'ose entrer dedans lesdictes musquées sur peyne de mort ou de renoyer la foy catholicque, et pour ceste cause, nous n'y entrasmes point.
Et de là, nous alasmes par une grant vallée46 amprez la montaigne où sainct Jehan Baptiste feist sa penitence, comme on dict, et alasmes logier en ung pays desert en une maison qu'ilz appellent Kan47. C'est une habitacion faicte par charité pour logier les passans en l'ombre, en celles marches. Et de là venismes à Gazere48 qui est une bonne ville sans fermeure nulle et en beau pays tout autour, assise prez de la mer à l'entrée du desert. Et veut on dire que ceste ville fut jadiz à Sanson le Foct. Là veismes son palais et celluy qu'il abatty dont on y veoit encore les pilliers. Je ne sçay si ce sont ceulx là.
En cette ville de Gazere sont traictiez souvent les pelerins durement et mal et nous eust esté faict tort si ne fust le seigneur qui nous feist bonne chiere disant qu'il nous voulloit faire toute raison. Nous alasmes luy faire la reverence, et depuis fusmes vers luy par trois fois: la premiere fut pour ce que nous portions nos espées, et les autres foyz, pour certaines questions que nous eusmes avec certains moucres qui sont Sarrazins, qui tiennent asnes pour louer, et ne voulloient point que nous en achatissions, ains nous voulloient contraindre a les louer. Et ne couste ung asne que deux ducas d'achet; mais ilz nous voulloient contraindre à les louer chinq ducas pour aller à Saincte Katherine. Et fut faict le procez devant ledict seigneur, en la presence duquel je demanday qu'ils m'aprinsent comment on devoit chevaulchier ung asne et ung camel ensamble. Nous voullions acheter des asnes, pour ce que camelz sont bestes qui font grant peyne à ceulx qui ne les ont point accoutumez à chevauchier, car ilz ont trop grant branle. Ces choses oyes, le seigneur qui estoit Chercais49 et de l'eage de soixante ans, nous feist toute raison, et ne nous contraindy pas à en prendre que à nostre bonne voulenté. Mais quant nous deusmes partir pour faire nostre voyaige, toute notre bonne despense et provision faicte de ce qui nous estoit necessaire, le jour devant, de nous dix, les iiii demourerent malades en ladicte ville de Gazere et de là retournerent en Iherusalem. Et moy, je partis en compaignie des autres six, et nous en alasmes logier en ung villaige nommé......50 qui est droit à l'entrée du desert. Et n'y en a plus jusques à Saincte Katherine, comme on dist. Et de ce villaige se retourna Messire Sanse de La Laing. Puis, en la compaignie desdicts Messire Andrieu de Toulonjon, Pierre de Vauldrey, Joffroy et Jehan de la Roë, je m'en allay avecques eulx deux journées dedans le desert. Et la me print une chaulde malladie si forte qu'il me faillit de mourir. Et ne vey chose en chevaulchant par celluy desert qui face à raconter, fors que par le matin, à l'aube du jour et soleil levant, je fus le premier qui veys courir une beste à quatre piedz qui pouvoit avoir une grosse poignée au plus de hault et pouvoit bien estre de trois piedz de long. Incontinent que les Arabes qui nous conduysoient la veirent, ilz s'en fuyrent et fuist ceste beste bientost. Et se mist à ung petit houppelet de brousces et failloit tousjours que la teste ou la queue fust dehors. Et descendirent lesdictz Messire Andrieu et Pierre de Vauldrey à tout leurs espées; et tantost qu'ilz aprochierent, celle beste commancha à crier comme ung chat quant ung chien lui veut courre sus. Et adonc, ledict Pierre de Vauldrey la frapa de la pointe de son espée sur le dos et ne peust luy faire nul dommaige, car elle estoit couverte de grosses escailles comme un esturgion. Adonc, la beste vint devers ledict Messire Andrieu et il luy frappa de son espée par le col dont il luy couppa le quart ou le tiers: et tourna les quatre piedz dessus et là fut tuée. Et avoit assez longue queue en la fachon de ces gros verdereaulx, et avoit les piedz comme les mains d'un petit enfant et la teste comme un grant lievre. Et disoient nos Arabes et nostre truchement que c'estoit une tresperilleuse beste51.
Les quatre cy dessus nommez dollans et desplaisans de madicte malladie me laisserent en la compaignie de l'un de noz Arabes pour me ramener audict Gazere, si faire le pouvoit; lequel Arabe me feist tresbonne compaignie que ilz n'ont point accoustumé de faire aux Crestiens et me ramena logier une nuyt en ung de leurs logis qui estoient ensamblez en fachon d'une rue. Et y en pouvoit bien avoir quatre vingtz ou plus. Et pour advertir comment ilz sont faicts, ce sont deux perches fourchues aux deux boutz, plantées en terre, et sur ces deux fourches y a une perche qui va de l'une à l'autre, et sur celle perche est jectée une couverture de grosse layne ou de gros poil. Et là reposay environ six heures; et voyans ma forte malladie, vinrent quatre ou cinq de la congnoissance de celluy qui me conduysoit et me feisrent descendre de mon asne et me feisrent couchier sur ung matras que je portoys et me medecynerent à leur guyse, et me pestrirent et me pincherent tant de leurs mains que, de force de travail, je m'endormys. Et ne m'osterent riens, ne me feisrent nul desplaisir qu'ilz eussent peu faire s'ilz eussent voulu, car j'avois deux camelz chargiez de vin et de viandes et si avoys bien deux cens ducas. Et de là me partys le lendemain devant le jour pour aler à Gazere. Et illec je trouvay que les autres cinq cy dessus dictz s'estoient partis dudict Gazere et le truchement avec eulx pour aler en Iherusalem. Et ne trouvay que un Juif Cecilian52 à qui je sçeusse parler lequel me feist venir ung Samaritain moult ancien qui me osta hors de la grant challeur où je estoys; et le segond jour que je me sentys mieulz, je me partys en la compaignie d'ung More qui me mena le chemin de la marine et passay au plus près d'Esclavonne53 qui est sur la mer puis alay à ung beau chastel nommé......54
Tout le pays qui est entre Gazere et Rames est moult bel et plaisant et fertille. Et d'illec, je m'en retournay audict Rames, puis m'en party pour aller en lherusalem; et trouvay en mon chemin l'admiral de Iherusalem55 qui venoit d'un pellerinaige; et avoit en sa compaignie envyron cinquante chevaulz et bien cent camelz sur lesquelz n'y avoit presque que femmes et petis enfans qui venoient dudict pellerinaige56. Je fus celle nuyt en leur compaignie et vins lendemain en Iherusalem. Et là demeuray pour cause de ma maladie jusques au xixe jour d'aoust en l'esglise du Mont de Syon, où demeurent les freres Cordeliers. Et illec retrouvay mes cinq compaignons cy dessus nommez. Et moy estant au lict de ma maladie, que je commençay à revenir à santé, me souvins que j'avois oy dire à aucuns que ce seroyt chose impossible à ung Crestien de revenir par terre jusques au reaulme de France. Et à mon entendement, lequel je ne dis point qu'il soit sçeur, il me samble que à ung homme assez bien complectionné pour endurer peyne et de moyenne force, mais qu'il ait argent et santé, que toutes choses luy sont possibles de faire; et prie Dieu que ce ne me soit tourné à oultrecuydance. Adonc me deliberay à l'aide de Nostre Seigneur et de sa glorieuse Mere, qui oncques ne faillit à nul qui de bon cueur la requeist, de faire ledict chemin par terre depuis Iherusalem jusques au reaulme de France ou de y demeurer; et, de ma volunté, ne parlay à creature nulle jusques à Baruth que je le dis à Messire Andrieu de Toulonjon auquel paravant je feis promettre qu'il ne me descouvriroit point d'une chose que je avois en volunté de faire. Et, adonc, je parlay à Nanchardin, lors grant truchement par le Souldan en Iherusalem, et me debvoit baillir ung truchement pour faire le voyaige et pelerinaige de Nazaret et du mont Tabor. Et quant il pleust à Nostre Seigneur que je fus prest pour faire mondict pellerinaige, ledict truchement me faillit de convenant. Et me dist qu'il ne trouveroit nulz qui osast faire ledict pellerinaige pour la guerre que estoit entre les gens d'aucunes villes qui sont sur le chemin et qu'il n'avoit pas longtemps qu'ilz avoient murtry un Venissien et son truchement. Et aussi le gardien de Mont Syon57 ne voult consentir que je feisse ledict pellerinaige, ains me destourna. Et apprez toutes ces besoignes, nous nous appoinctames lediet Messire Sanse de Lalaing, Humbert et moy affin de venir a Rames; et nous convoyerent ledict gardien de Hierusalem et ung frere cordelier du couvent de Beaulne nommé frere Symon et ung truchement jusques Jaffe, et de là s'en retournerent devers Michel de Ligne qui estoit demouré malade audict Mont de Syon et Guillaume son frere et ung leur serviteur demoura avec luy pour l'accompaigner. Et avant mondict partement, je allay le jour de la my aoust au sepulcre Nostre Dame avec ledict frere Simon oyr le servyce des Cordeliers et de ceulx qui se disent Chretiens qu'ilz y font, desquelz il y en a de bien estranges, selon nostre maniere. Et là me recommanday à elle de bon cueur. Puis que nous fusmes à Jaffe, nous montasmes à une barque de Mores qui nous menerent le chemin de Baruth de terre jusques à Acre et passasmes devant aucunes places58 que jadis ont esté aux Chrestiens. Et quant nous fusmes en Acre pour faire nostredict pelerinaige de Nazaret que nous avions entreprins, nous y trouvasmes aucuns merchans venissiens qui encores nous destournerent.
Ladicte ville d'Acre a esté jadis une moult grande ville et bonne par semblant. Mais, pour le present, n'y a environ que trois cens maisons qui sont à ung bout de la ville assez longuet de la marine. Il y a un beau havre et parfont qui est bien fermé59. Puis, nous passasmes devant Sur qui est une ville fermée et a ung beau havre60 et de là passasmes devant Saiette61 qui est pareillement sur la marine et y a ung assez beau havre. Et de là nous alasmes à Baruth qui est ung autre port de mer et semble avoir esté meilleur qu'elle n'est à present. Il y a ung chastel fort destruict lequel une des parties est sur le havre qui est bel et perfont et bien sceur pour les vaisseaulx62.
Moy estant audict Baruth, je parlay à ung marchant Genevois nommé Jacques Pervesin63 auquel je demanday pour faire mon chemin, lequel me conseilla que je alasse à Damas et que la je trouverois plusieurs merchans genevois, venissiens, catelans, florentins et autres qui me ayderoient à conseiller et me adressa ung marchant genevois nommé Hothe Bon64.
Adonc je priay ledict Messire Sanse que nous alissions vers la ville de Damas sans luy dire pourquoy faire, dont il fut content. Et nous partismes ensemble en la compaignie d'un moucre. Moucres sont gens qui louent asnes et mulletz et conduysent les pelerins par le pays de Surye. Et chevaulchasmes au partir de Barut tout traversant par ses haultes montaignes jusques à une grande playne qui peust bien avoir de large une lieue ou plus que on appelle le val de Noe et dict on que Noe y fist son arches65. Et y a deux rivyeres qui passent au long de ceste grande vallée, laquelle est belle, plaisante et fertile et si est bien longue66. Et y habitent plusieurs Arabes. Il y a grant foison de villaiges et de vignes au pié des montaignes qui sont bien haultes d'ung costé et d'autre et ainsi nous arrivasmes à Damas où il y a deux journées de Baruth. Et pour advertir ceulx qui vouldroient passer par là, je y eus de nuyt aussi grant froit, si me samble, que le eus oncques comme ledict Messire Sanse scet. La cause si est pour la grant rouzée qui y choit de nuyct et ainsi comme par toute Surie et de tant que la chaleur y est plus grande de jour, la rouzée est plus grande et la nuyct plus froide.
Et quant nous fusmes venus à Damas, nous y trouvasmes plusieurs marchans françois, venissiens, genevois, florentins et catelans, entre lesquels y avoit ung françois nommé Jacques Cueur qui, depuis, a heu grant auctorité en France et a esté argentier du Roy, lequel nous dist que la gallée de Nerbonne qui estoit allée en Alexandrie devoit revenir à Baruth66, et pensoyt que ledict Messire Andrieu et ses trois compaignons viendroyent sur la dicte gallée. Et estoyent lesdictz marchans françois allez pour achepter aucunes marchandises et danrrées comme espices et autres choses pour mettre sur ladicte grosse gallée qui estoit en Alexandrie et devoit venir à Baruth comme dict est.
Et a une coustume en Surye que nul Crestien qui soit cogneu n'oze aller à cheval parmi les rues ès villes. Pour ceste cause, nostre moucre nous feist descendre ledict Messire Sanse et moy. Et a l'entrée de Damas, nous vindrent incontinent regarder x ou xii Sarazins; et pour ce que je portoye ung grant chappeau de feutre qui n'est point la coustume de par delà, il y en eust ung qui a tout ung court baston le fery pardessus et me le fist voler hors de la teste. Je hauchay le poing pour le ferir, mais mondict moucre se mist entre deux et me poussa avant, car incontinent en furent là xxx ou quarante. Et croy que si je l'eusse feru, nous eussions esté bien raverdis. Je dis cecy pour advertir qu'il n'est point besoin d'avoir debat à eulx, car ilz me samblent meschans gens et de petite raison et sy ne se fault point faire trop meschant entre eulx, ne povre, ne monstrer aussy qu'on aye paour ainsi que je les ay experimentez. Comme il me samble aussy ne fault il point monstrer qu'on soit riche, car ilz sont convoiteuses gens et les appaise on pour peu de chose et le peuvent bien aperchevoir les pellerins quant ilz viennent en Jaffe et qu'il fault louer les asnes pour aler en Iherusalem et aultres pellerinages accoustumez et pour ce, je m'en tais.
Et auprez de ceste ville de Damas, me fu monstrée la place où saint Pol trouva Nostre Seigneur et où il cheut de son cheval et perdy la veue, comme l'en dist, et le fist retourner en la ville soy baptysier en ung lieu où maintenant a une musquée67; et veys la place où sainct Jeorge monta cheval quant il ala combattre le dragon. Et illec a une pierre de deux piez en quarrure où il monta à cheval. Aucuns dient que les Sarazins l'ont plusieurs fois voulu oster,mais ilz n'ont peu en nulle maniere que ce soit.
Damas est ung plain pays de trois pars. L'autre qui est devers ponant est une grande montaigne où est la maison de Cayn au dessus de la ville dont les forbours sont edifiez contremont ladicte montaigne68. C'est une grande ville et spacieuse où il y a de tresbeaulx jardins et les plus grans que je veys oncques et les milleurs fruitz et grant foison d'eaues, car il y a peu de maisons en la ville qui n'ait sa fontaine, comme on dit. Il y passe une rivyere par plusieurs lieux et sy y a une belle muraille d'autant qu'elle contient, car lesdictz forbourgs contiennent beaucoup plus. Elle a esté arse et destruicte comme ou dist par le Tamburlant .environ l'an mil cccc, car encores y voit on les enseignes comme il appert par ung quartier de la ville qui n'est point encores reffait devers une porte qu'on appelle la porte Saint Pol69.
Il y a en ceste ville de Damas une maison où pluseurs marchans mettent leurs marchandises pour estre seurement, et l'appelle on le Kan Berkoc laquelle ledict Tamburlant fist garder, quant il fist bruller le demourant, pour honneur de celluy Berkoc, lequel aussy longuement qu'il vesqui, en son temps et puis qu'il eult auctorité, les Persiens ne les Tartres ne peurent oncques vaincre ne riens gaigner en Surye. Car, incontinent qu'il savoit qu'ilz se preparoient pour y venir, il aloit tousjours au devant jusques à une rivyere qui est oultre Halep, laquelle separe la Surye de la Perse, et croy, par advis de pays, que c'est celle grosse rivyere qui vient cheoir à Misses en Turquemanie, qu'on appelle Jehon70.
Ce Berkoc fu vaillant homme71, car encores en est renommée audit pays. Et croy qu'il fu du royaulme de France, car il y a entaillié en une pierre de ladite maison les fleurs de lis et samble qu'elles y soient depuis que ladite maison fu faicte premierement72. De où qu'il fust, il est homme de grande recommendacion et samble bien à ceulx du pays que s'il eust vescu quant ledit Tamburlant y fu, qu'il ne fust point venu jusques là. Il y a aussi ung moult beau chasteau grant et fort, en plaine terre, encloz de beaux fossez grans et parfondz qui sont curez. Leans a ung cappitaine de par le Souldan lequel ne laisse point entrer dedans le seigneur de ladite ville plus fort que luy, jaçoit ce qu'il soit le plus grand seigneur de Surye et d'Egypte aprez le Souldan, et pour ce que, aultresfois, se sont rebellez contre ledit Souldan, comme on dit, il fait ainsy garder ledit chasteau.
Damas est la milleure ville que le Souldan ait, excepté le Caire, et m'a l'en dit que en ceste ville se treuvent bien cent mil hommes. Elle est aussy moult riche et bien marchande et où les Chrestiens sont fort haïs, selon qu'il me sambloit; car il y a gens commis à fermer les portes de tous les marchans, tantost que le soleil est couchié, et reviennent ouvrir landemain quant bon leur samble.
Item, nous partismes ledit Messire Sanse et moy de Damas et retournasmes par le mesme chemin à Barut. Et pendant le temps que nous attendions la galée de Narbonne qui devoit là venir, les Mores faisoient une feste ainsy que aultresfois ilz avoient accoustumé comme on dit, et commençerent à l'entrée de la nuit et estoient grant foison de gens ensemble qui chantoyent et huyoient, Et ceulx du chasteau tiroyent des canons et ceulx de la ville tiroyent une maniere de feu bien hault et bien loing, plus gros que le plus gros fallot que je veisse oncques alumé. Ilz dient qu'ilz s'en aident aucunes fois en la mer, encontre les ennemis à brûler les voilles d'un vaisseau. Il me samble que on en bruleroit bien ung logis ou une ville couverte d'estrain. Et quant à une bataille à cheval, ilz espoventeroient fort les chevaulx. C'est une chose bien aisiée et de petite despense à qui le scet faire.
Je feis requerir par le varlet de mon hoste celluy qui le faisoit qu'il me le voulsist apprendre. Il dist qu'il n'ozeroit, car s'il estoit seu, il en seroit en grant dangier. Je lui feis presenter ung ducat pour l'amour duquel il m'en apprit tout autant qu'il en savoit et me bailla des maoulles de bois et aultres choses que je apportay par dechà. Et comme j'ay dit par avant, il me samble qu'il n'est riens que ung More ne fist pour gaignier argent.Aubout de trois ou quatre jours, ladicte galere arriva à Barut où estoit ledit Messire Andrieu, Joffroy de Thoisy et Jehan de la Roe lesquelz nous trouverent là. Et celle mesme nuit, je descouvry et dis audit Messire Andrieu ma voulenté du chemin que je vouloye faire, lequel m'en eust voulentiers destourbé s'il ne le m'eust promis paravant et me mist au devant presquetous les dangiers qui me sont survenus en chemin, excepté que je ne fus pas contraint de laisser la foy de Ihesucrist, de quoy il faisoit grand doubte; et samblablement m'en fist parler par les aultres et ce fait, ilz se partirent lendemain et je demeuray. Je veys en ceste ville de Barut une musquée et disoit on que saincte Barbe y y avoit fait premierement une eglise et les Sarazins y ont fait depuis ceste musquée. Et quant ilz ont volu monter dessus pour crier ainsy qu'ilz ont acoustumé, ilz se sont trouvez tant batus qu'il n'est ores nul qui y ose aler.
Item, y eut ung aultre miracle d'un imaige de Nostre Seigneur qui estoit en la maison d'un Juif qui pour lors estoit où est maintenant l'eglise des Cordeliers en ladite ville; et fu revelé par les Juifz qui lapiderent ledit imaige ainsy qu'ilz avoient volu faire Nostre Seigneur Et quant ilz le veirent saignier, ilz en furent tous esbahis. Et dist on que ilz le alerent dire à ung evesque qui là estoit pour lors et donnerent adont la maison où maintenant sont les Cordeliers73. Je demouray la. Adont me conseillay à ung marchant venissien où j'estoie logié qui s'apelloit Paule Barberigo comment je pourroie faire le pellerinage de Nazareth et du mont de Thabor lequel me fist avoir ung moucre pour moy conduire; lequel me fist habillier ainsy que les Sarazins sont habilliez, car le Souldan a donné congié et licence aux Francs d'aler habilliez en guise de Sarazins pour leur seureté et me party en la compaignie dudit moucre.
Je me party de Baruth lendemain que ladite galée fut partye, avec ledit moucre, lequel respondy à mon hoste Barberigo de me mener sauvement jusques à Damas et luy en rapporter certiffication. Et au partir de Baruth, environ une lieue prez pour tirer la voye de Saiette, je trouvay un tresbeau petit bois de haultz sappins que on garde bien chierement et ne seuffre on point de les abattre; pour quoy faire je ne scay74. Puis m'en alay entre la montaigne et la marine et passay à ung pont de pierre une rivyere assez parfonde et me dist mon moucre qu'elle n'est pas bonne à boire aux gens et que c'est celle qui vient de la vallée de Noe75 et me logeay la nuit à un kan qui est empres ledit pont, et lendemain vins à Saiette et sont aulcunesfoys les montaignes sy près de la mer qu'il faut aler dessus la grefve et en aultres lieux est le chemin spacieux d'une demie lieue ou d'un quart et la sont aulcunes maisons et le pays bon et fertile.
Saiette est une ville sur la mer qui est fermée du costé de la terre et les fossez curez mais ilz ne sont gayres parfonds. Item, de là me party et passay entre nuit et jour devant Sur que les Mores appellent Sour qui est une petite ville sur la mer comme dit est; et me sambla la place assez belle en tant que je la peus veoir, car je ne m'y arestay point. Et assez près comme d'un quart de lieue ou environ devers midi a une belle fontaine76 et de bonne eaue qui va par dessus arches cheoir dedans la ville et ne sont gayres fortes villes Sur ne Saiette, car elles ont esté autresfoys destruictes comme il me samble pour veoir les murailles qui ne valent gayres pour le present, selon celles de pardechà. Item, je veis de bons villages par samblant au long de la montaigne qui va en archonnant comme ung croissant jusques à la mer, car en la plaine selon la marine n'en a nulz. Et ultre ceste ville de Sur environ une lieue, je passay selon la marine qui est du costé de la mer comme une faloise et est le chemin bien estroit. Et au plus hault a une forte et assez haulte tour et grosse pour garder ledit passage77 et ne pevent passer nulz chevaulx par terre de Sur jusques à Acre, ce n'est par ce destroict. Depuis ladite tour jusques à Acre sont toutes montaignes basses, et y a aulcunes maisons et sont lesdites montaignes plus peuplées d'Arabes que d'aultres gens. Et de là, je me vins à Acre où je trouvay ung grand seigneur du pays qu'on appelloit Faucardin et estoit là venu et estoit là voisin et s'estoit logié aux champs en ses pavillons qu'il portoit avec luy78
Acre est en ung moult beau pays et assez grande plaine de bien iii ou iiii lieues à la ronde. Et aprez toute ceste plaine sy est enclose tout autour de haultes montaignes des trois pars et de l'aultre est la mer78. Je trouvay en ceste ville ung marchant de Venise qui s'appelloit Aubert Franc lequel me fist assez de plaisir et me aida à conduire et à drecier mon pelerinaige à Nazareth et au mont de Thabor.
Item, je me party d'Acre et pour aler en Nazareth et passay par une grant plaine, puis vins à la fontaine79 où Nostre Seigneur fist de l'eaue vinace, aux noches de Archeteclin; et est prez d'un villaige là où on dist que sainct Pierre nasqui.
Item, de là m'en alay à Nazareth qui est un gros villaige entre deux montaignes et est la place où l'angele Gabriel fist l'annunciation à la Vierge Marye qui est une pitié à veoir, car l'eglise qui y souloit estre est toute ruée jus et n'y a que la place qui est une petite chose là où Nostre Dame estoit quant l'angele luy apparut80.
Item, de là me party pour aler au mont de Thabor où fu faite la Transfiguracion .de Nostre Seigneur et plusieurs aultres miracles comme il se treuve par la Saincte Escripture. Et me failli prendre à Nazareth encores deux hommes pour les Arabes qui sont en celle contrée tresgrant foyson et venismes de nuyt jusques au pié du mont, et illec a ung villaige81 où me convint encores avoir deux hommes. Ainsy furent six dont les deux mesmes estoient arabes, et montasmes ladite montaigne qui est moult haulte et dangereuse à monter, car il n'y a nul chemin. Je la montay sur ung mulet et mis bien deux heures à la monter. Nous ne trouvasmes nulz Arabes en hault où ilz se tiennent par coustume tume pour l'amour de leurs bestes qui y treuvent largement herbes, car il y a belle place. Je fus par toutes les places où les eglises souloyent estre autour de ladite place qui est près toute ronde et peult avoir environ deux traitz d'arc de long et ung de large au plus, et samble avoir esté fermé de belles murailles, car on y voit encores les fondemens et sy y avoit assez beaulx fossez82. Et du bout de la place où il y a eu anchiennement une eglise en laquelle il y a plain pardon de paine et de coulpe, on voit la cité de Thabarye au pied de ladite montaigne, devers soleil levant83. Et passe ledit fleuve de Jourdain entre ledit mont de Thabor et une aultre montaigne qui est aultre la cité de Thabarye84. Et de l'aultre bout, devers soleil couchant, on voit une grande plaine85 et ung pays plaisant de jardins de palmiers portans les dates et aultres places comme en fachon de vignes sur quoy le coton croist. Et sambleroit à qui ne sçauroit que c'est envers soleil levant qu'il eust negié sur celles places pour ce que les feuillez sont verdes comme feuilles de vigne, et le coton est au dessus. Et quant j'eus tout veu, je descendis en bas au pié de la montaigne devers soleil couchant et là, me menerent mes guides en une maison pour ung pou reposer et pour disner, car j'avoie apporté du vin et des pouchins cuitz. Et pour ce qu'il sambla au seigneur de la maison que j'estoie homme de bien pour ce que je portoye vin, il me volu festoyer et me fist bonne chiere et me apporta une escullée de lait et une aultre de miel. Et fu là où je veis premierement mettre à point le cotton aux hommes et aux femmes. Et là me fu donné ung grant rain de nouvelles dates tenans à l'arbre et furent les premieres que je veis oncques. Et au partir de celle maison, ceulx qui m'avoient convoyé de Nazareth audit mont de Thabor me vouldrent ranchonner et faire ung nouveau marchié. Et veritablement, si j'eusse eu alors une espée, je me fusse debattu à eulx, de quoy j'eusse fait folye et feroyent ceulx qui le feroyent. En conclusion, il me failly baillier xii dragmes de leur monnoye qui valent demy ducat. Et incontinent qu'ilz m'eurent ainsy laissié seul avec mondit moucre, nous encontrasmes deux Arabes, chacun sur ung beau cheval qui chevauchoyent en armes à leur maniere. Et portent robes à grans manches d'un pié et demi de large et plus longues beaucop que leurs bras, et avoient chascun une longue perche de couldre ou de bois semblable et aussy menues que nos lances sont vers le fer et estoient ferrées lesdictes perches à deux boutz de petis fers l'un tranchant et l'aultre sur le ront de plusieurs quarrez et cours, d'un arpent de long. Et portoit aussy chascun ung tresbel escu rond et avoit une pance de la fachon d'une telle de terre et une grosse pointe de fer ronde au milieu, Et entre la pointe et l'escu estoit frangié de longues franges de soie houchue. Et leurs tocques estoient premierement ung chappeau agu en rond de laine vêtue çramoisy et leurs tocques non point grosses dessus comme les aultres Mores les portent, mais elles leur pendoient de deux costez des oreilles bien bas de la largeur de la toille86. Et en eut mondict moucre tresgrant paour et me dist que s'ilz eussent sceu que j'eusse esté chrestien que nous estions en dangier d'estre tuez ou au moins d'estre destroussez. Puis, nous alasmes logier aux jardins d'une ville nommée Samarie87 et là me laissa tout seul mondit moucre tout le jour, jusques ad ce qu'il fu heure de soupper et fu les Quatre temps en septembre. Puis, au jour faillant, nous entrasmes en la ville qui est sur le bout d'une montaigne où nous demourasmes jusques environ la mynuyt.Lors, nous montasmes à cheval et descendismes une Montaigne non pas trop hautte jusques sur la mer de Thabarye où on dist que saint Pierre souloit preschier et y a aulcuns pardons. Mondit moucre me y mena de nuyt pour eschiever aulcun tribut qu'on y paye. Et pour ce ne peulz je point veoir quel est le pays autour de ladite mer. Et de là nous alasmes au puy de Jacob88 auquel il fu jetté de ses freres et a illec une belle musquée en laquelle je entray avec mondit moucre, faignant que j'estoie Sarazin. Et de là vins à un pont de pierre qu'on appelle le pont Jacob89 et a une maison au dessoubz assez prés qu'on dit que ce fu la maison dudit Jacob, et sur cedit pont, passe on le fleuve Jourdain qui part d'un grant lac qui est au dessoubz au pié d'une haulte montaigne90 vers north west sur laquelle a ung bel chastel qui est audit Faucardin91, auquel Faucardin toute celle marche de pays jusques en Hierusalem est fort obeyssant, comme on me dist. Et de là, je prins le chemin de Damas. Et est le pays assez plain et spacieux entre deux montaignes où peult bien avoir deux lieues ou plus de l'une à l'aultre, et en celluy chemin bien une lieue de long ou environ et de largeur autant que je povois bonnement choisir, y a plus de gros cailloux que je ne veis oncques92. Et sont sy espes par le chemin que nul n'y peult chevauchier se n'est par ledit chemin qui n'est point encores bien large. Et qui le voit ung bien pou de loing, il samble qu'on y mettroit bien cent mil hommes en bataille et sont ces drois cailloux comme cailloux de rivyere, gros comme queues de vin ou ung pou moindres et de beaucop plus moindres. Et au partir de cestuy pays on trouve un kan, tresbeaux ruisseaux et fontaines. Et plus approche on de Damas, de tant est le chemin plus plaisant. Environ quatre ou chincq miles de Damas est le plus beau kan que je veis oncques93, et assez prez passe une petite rivyere toute de fontaines94; et là trouvay ung More tout noir qui venoit du Caire sur ung camel courant et n'avoit mis que viii jours à venir du Caire jusques là où il y a xvi journées, comme on dist; lequel camel luy eschappa et mondit moucre et moy luy aidasmes à le prendre. Il avoit une selle à leur guise qui estoit bien estrange et sont assis dessus à jambes croisiées et se font lyer les testes et le corps quant ilz vont tost, pour l'air et la grant raideur de quoy les camelz courrans vont. Et Sceus par mondit moucre que ledit More venoit pour faire prendre de par le Souldan tous les Catelans et Jennevois qui estoient à Damas et par toute la Surye pour ce que une galée et deux galiotes du prince de Tarente95 avoient prins une griperie de Mores devant Tripoly en Surye96. Et arrivay devant soleil couchant en ladite ville de Damas et pour ce que j'estoie habillié comme eulx, je entray à cheval dedans la ville avec eulx. Et fut sept journées que je mis a venir jusques à Damas où je trouvay de bien mauvais chemin, comme dit est cy dessus.
Item, lendemain que je fus Venu à Damas, je y veis entrer la caravane qui venoit de la Mecque et disoit on qu'ilz estoient trois mil camelz et mireht près de deux jours et de deux nuitz à entrer à Damas et fu une chose de grant solempnité, selon leur fait. Car le seigneur et tous les plus notables de la ville alerent au devant pour cause de leur Alkoran qu'ilz portoient. C'est la loy que Machommet leur a laissié et le portoyent sur un camel vestu d'ung drap de soye et le dit Alkoran estoit dessus et estoit couvert d'un aultre drap de soye paint et escript de lettres morisques. Et avoit devant ceste chose quatre menestriez et moult grant foyson de tambours et naquaires qui faisoyent ung hault bruit. Et avoit devant ledit camel et autour de luy bien xxx hommes qui portoient, les ungs arbalestes etles aultres espées nues en leurs mains et aucuns petis canons de quoy ilz tiroient plusieurs fois. Et après ledit camel, venoient viii anchiens hommes quy chevaulchoient chascun un camel courant. Et empres eulx, ilz faisoient mener leurs chevaulx bien habilliez de riches selles, selon le pays. Et après, venoit une dame de Turquye qui estoit parente du Grant Turc. Elle seoit en une litiere que portoient deux camelz bien habilliez et bien couvers et sy en y avoit couvers de drap d'or.
Et pour advertir que c'est de ceste carvane, ce sont gens Mores, Turcz, Barbares, Tartres et Persans, touttes gens tenans la secte et loy de Machommet qui tous ont une foy et creance que, puis qu'ilz ont esté une fois à la Mecque, ilz tiennent qu'ilz ne pevent faire chose dont ilz puissent estre dampnez, comme il me fu dit par ung esclave renyé qui estoit à ceste grant dame et estoit vulgairement nommé Hayaldoula97, qui est autant à dire en turc commes en nostre langaige, servant de Dieu. Et celluy esclave me dist qu'il avoit esté trois fois à la Mecque, avec lequel je fus plusieurs journées et me tenoit souvent campaignie de jour et de nuit. Et plusieurs fois je luy demanday entre nous deux que c'estoit de Machommet et où estoit son corps. Il me dit qu'il estoit à la Mecque en une chappelle toute ronde et y a ung grant pertuis dessus. Et quant les aulcuns montent dessus pour le veoir en bas en une fierte et qu'ilz voient le lieu où est ledit Machommet, ilz se font crever les yeulx, disans qu'ilz ne pevent ny ne veullent jamais veoir plus digne chose. Et de ceulx cy, j'en veis deux; l'ung de environ de xviii ans et l'aultre de xxii à xxiii ans qui, en ce dit voyaige, se avoient fait crever les yeulx. Il me dit aussy qu'ilz ne gaignent point les pardons à la Mecque, mais vont à une aultre ville qui a nom Meline où saint Abraham fist faire une maison qui y est encores et vont autour de ladite maison qui est en maniere d'un cloistre98. Et me dist qu'il y failloit avoir tous les ans viic mil pelerins. Et s'il y a aulcune faulte qu'ilz n'y soient trestous, ilz dient que le grant Dieu tout puissant y envoye de ses angeles pour accomplir le nombre affin qu'il n'y ayt point de faulte.Et quant viendra le jour du jugement, ledit Machommet mettra autant de gens en paradis que bon luy samblera; et auront des femmes, du.lait et du miel autant qu'ilz en voudront.
Et est ceste ville sur le bord de la mer99; et là amainent ceulx de la terre du prestre Jehan en gros vaissaulx les espices et aultres choses qui viennent du pays et là les chargent toutte ceste secte de gens sur cameaulx et aultres bestes et les mainent au Caire, à Damas et aultres lieux comme chacun scet. Et me dist que depuis Damas jusques à la Mecque a XL journées de desert et y sont les challeurs moult grandes et que, en celle saison, y avoit estouffé plusieurs gens. Et pour ce que on parloit tant de choses du fait de Machommet, je parlay à ung prestre qui servoit le consul des Venissiens à Damas lequel disoit souvent messe à l'ostel dudit consul et coniessoit et ordonnoit lesditz marchans en leurs nécessitez; auquel aussy je me confessay et ordonnay et luy demanday s'il savoit à parler dudit Machommet. Il me dit que oyl et qu'il savoit bien tout leur Alkoran. Je luy priay bien chierement que ce qu'il en savoit qu'il me le volsist baillier par escript et que je le porteroie à monseigneur le duc. Il le fist tresvoulentiers et ainsy je l'apportay avec moy.
Le Grand Turc a une coustume, ne sait se les aultres princes l'ont, que quant les gens de son pays vont à la Mecque, il ordonne ung chief tel quy luy plaist auquel tous ses subgectz obeyssent en toutes choses comme à luy mesmes. Et pour ce qu'on m'avoit trouvé appoinctement avec ung More de Damas qui me conduiroit avec ladite carvane jusques à Bourse pour xxx ducatz et ses despens, je fu adverty que les Mores sont fausses gens et ne tiennent pas ce qu'ilz promettent. Je dis cecy pour advertir ceulx qui en auront à faire, car je les cuide telz, On me adrecha audit Hayaldoula lequel me adrecha à aulcuns aultres marchans du pays de Karman. Adont je priay à mondit hoste et a Jehan de Myne qu'ils me menassent parler audit Hoyarbarach100 quy estoit chief de ladite carvane et des plus grans de la cité de Bourse et ainsy le firent ilz. Et luy remontray comment je vouloye aler à Bourse veoir ung frere que j'y avoye et lui priay qu'il me volsist prendre en sa compagnie et me faire conduire seurement. Lequel leur demanda se je savois parler arabich, ne turc, ne hebrieu vulgaire, ne grec. Je dis que non. Il demanda lors que j'entendoye a faire. Il luy fu dit, maiz qu'il luy pleust et fu content que je alasse en sa compaignie et que je feroie le mieulx que je pourroye, car je n'osoye aler par mer pour les guerres qu'on y faisoit, Adont mist il les deux mains sur sa teste et se prist par la barbe; sy dist en son langaige turcois que je venisse seurement en la compaignie de ses esclaves, mais il failloit que je fusse vestu et habillié à leur guyse. Et incontinent, ledit Jehan de Mine me mena en une place que on appelle Bathzar là où on vent robes, tocques et aultres besoignes et y achetay ce qui m'estoit necessaire touchant cela, c'est assavoir deux robes blanches longues jusques au pié et la tocque de toile acomplie. une courroye de toile et unes brayes de fustenne pour ployer ma robe dedans et ung petit tappis pour couchier sur, unes besaches pour mettre mes choses dedans, unes besaches pour pendre aux oreilles de mon cheval pour mengier son orge et sa paille. Et feis faire ung paletot de panne blanche, lequel je feis tout couvrir de toille qui me fu après tresproffitable de nuyt.
Et puis, allay acheter ung tarquois tout blanc, tresbien garny. Je achetay aussy une espée et des cousteaulx pour y pendre, à leur guise, ung cullier et une saliere de cuir. Et me failly acheter ladite espée et le tarquois garny secretement, car se ceulx qui ont l'administration de la justice l'eussent seu, ceulx qui les me avoyent vendu et moy eussions esté en dangier. On dit que les espées de Damas sont les plus belles et les milleures de Surye. Et estrange chose est à veoir comment ilz les burnissent, car ainchois qu'elles soient trempées, ilz ont un fer assis sur une piece de bois de quoy ilz enleivent les rabotures au long, tout ainsy que on feroit de bois à tout ung rabot. Et après leur donnent leur trempe et les pollissent par maniere qu'ilz se misrent dedans quant ilz veulent faire leur tocque et les font tranchier mieulx que nulles aultres espées que j'aye vues.
Item, fait on des miroirs d'achier en celle ville de Damas et au pays, qui font ressambler toutes choses grosses, comme ung miroir ardant. Et ay veu que de xiiii ou de xvi piés loing, quant on l'avoit mis à l'encontre du soleil, il faisoit ung partuis dedans ung ays de bois et le brusloit comme plusieurs pevent avoir veu.
Après, je achetay ung petit cheval que je trouvay tresbon et le feis ferrer a Damas et ne me failly riens touchier jusques à Bourse qui feurent près de L journées fors seullement en ung pie de devant où il avoit esté encloé à celle fois, et environ trois sepmaines après, il commencha à clochier. Et pour advertir leur manière comment ilz ferrent leurs chevaulx, ilz forgent les fers tresdeliez et legiers et sont longs sur les talons, plus déliez que la pointe et n'ont point de retour; et n'y font que quatre pertuis dessus, chascun quartier, deux. Et font les clous quarrez et la teste bien grosse et lourde et parent les piez des chevaulx d'une serpe de la fachon de celles dont on taille les vignes par dechà. Et quant ilz veulent asseoir le fer, s'il a besoing d'amendement, ilz le battent tout froid, sans mettre au feu. carilz sont desliez et legiers comme dit est. Et achete on par delà les chevaulx qui vont le plus grant pas ainsy que on fait par dechà ceulx qui trottent bien aysé. Et ne vont jamais les chevaulx en icelluy pays que le pas ou le cours; et sont moult bons chevaulx et courent longuement, et sont de petite despense, car ilz ne menguent que de nuit ung pou d'orge et de la paille piquadée, et ne boivent jamais qu'il ne soit après midy. Et ont toudis la bride en la bouche comme une mulle, mesmes où ilz sont en l'estable. Et sont tous hongres, se ce ne sont ceulx que l'on garde pour les jumens; et ont les narines fort fendues. Et qui a à besoignier à ung homme de bien qui se tient en sa maison, il vous menera en l'estable de ses chevaulx pour parler à vous, lesquels il tient tresnettement et freschement et atacbiez par le pié de derriere et les tiennent tousjours sur le magre. Et sont chevaulx et jumens tous ensamble, desquelles j'ay veu de plus belles que de chevaulx. Et n'a point de honte ung grand maistre de chevaulchier une jument et le poullain vient après. Et ainsy que nous aimons bien les chevaulx, quant ilz sont filz d'ung bon estalon, les Mores n'ont regart que aux jumens et les vendent deux ou trois cens ducatz, ce me dit on, quant elles sont bien belles et que elles vont bien tost. Apprez, je achetay ung tabolzan pour mettre à l'archon de ma selle ainsy que les gens de bien le portent, selon la coustume du pays101. Et me fu depuis dit que ledit tabolzan sort quant ilz sont en une bataille ou en escarmuche qu'ils s'en fuyent, aucunesfois pour eulx assambler, et portent ung petit baston de cuir plat pour ferir sus. Et n'est homme de bien à cheval qui n'en porte. Je achetay aussi ung esperons et unes bottes vermeilles jusques au genoul, selon la coustume du pays.
Jedonnay audit Hoyarbarach un pot de gingembre vert lequel il ne voult prendre que à grant prière et depuis je y trouvay grant franchise et leaulté, plus par adventure, que je n'eusse fait en beaucop de Chrestiens et n'eus oncques aultre parole ne seurté de luy. Et ainsy que je eus tout apointié mon faiçt, comme dit est, Nostre Seigneur qui, de sa grace, me aida à paracomplir le demourant, m'envoya ung Juif de Caffa qui parloit bon tartre et ytalien, lequel me ayda à mettre par escript en turc et en ytalien toutes les choses qui me povoient estre nécessaires en mon chemin pour moy et pour mon cheval. Et des la première journée que je me trouvay en la compaignie devant Balbec, je regarday en mon escript comment on appelloit l'orge et la picquade pour mon cheval; dix ou douze Turcs s'assemblèrent autour de moy et se prindrent à rire quant ilz virent ma lettre et en furent aussy merveilliez que nous sommes de la leur. Depuis celle heure, ils furent s'y embesoingniez de m'apprendre à parler qu'ilz me disoient tant de fois une chose et en tant de manieres qu'il falloit que je la reteinsse. Et quant je me party d'eulx, je savoye demander la pluspart de toutes les choses qui m'estoyent necessaires pour moy et pour mondit cheval.
Et le jour de devant que je party de ladite ville de Damas, je me ordonay et disposay de ma conscience, tout ainsy comme je deusse aler mourir. Et tandis que ceulx de ladite carvane sejornoient à Damas, je me party pour aller en pelerinaige à une place devers le north à bien xvi miles de Damas que l'on nomme Nostre Dame de Serdenay. Et durent les jardins de Damas jusques assez près de une montaigne que on traverse qui peut avoir ung quart de lieue de descent en une vallée tresbelle où il y a tres grant foyson de vignes et jardins et sy y a une très belle fontaine et de bonne eaue et sont les raisins tresbons et le vin, ce dist on. Et a là ung petit chastel sur une roche où il y a une eglise de Gallogrecz en laquelle a une ymaige de Nostre Dame painte, ce dit on, en une table de bois qui a là esté portée par miracle; la maniere je ne sçay, et dist on qu'elle sue toudis et que celle sueur est uyle. Toutesfois, quant je y fus, on me monstra tout au bout de l'eglise, derriere le grant autel, ainsy que une fenestre dedans le mur, en laquelle je veis ladite ymaige, une chose plate; et peut avoir ung pié et demy de long et ung de large. S'elle est de bois ou de pierre je ne sçay, car elle est toute couverte de drappeaulx et sy a une traille de fer au devant. Et aubout de ceste table, y a ung petit vaisseau où il y a de l'uyle102. Là vint une femme qui me voult faire la croix sur le front, aux temples et en la poitrine qui, a tout ung cuillier d'argent, mesla lesdictz drapeaulx et me samble que c'est ung pratique pour avoir argent, non obstant que je ne veulx point dire que Nostre Dame n'ait plus grant puissance que ceste n'ait.
Item, m'en retournay à Damas et me mis à point pour partir, quant les dessusdictz Turcz seroyent pretz. Mais le Souldan avoit mandé par un More tout noir et fu celluy que je trouvay dés ce que retournay du mont de Thabor, assez près de Damas, sur ung camel courant sellé en leur maniere qui est bien estrange, lequel n'avoit mis que viiii journées, comme il dist à mon moucre, à venir depuis le Cayre jusques là, les autres camelz et chevaulx y mettent plus de xvi journées, comme ilz dient103. Et mandoit ledit Souldan par les lettres que tous marchans Catelans et Jennevois fussent prins et leurs marchandises aussy pour aucun dommaige qui avoit esté fait aux Mores sur la mer entre Barut et Tripoly en Surye, comme ilz disoient, par une galere et deux galiotes qui estoient au prince de Tarente, laquelle chose fut faite ainsi que le Souldan avoit mandé. Et pour ce que j'estoye logié en l'ostel dudit Jennevois et que je aiday à sauver ses biens après qu'il fut prins et enyvray ung More qui les gardoit, affin qu'il ne s'apperceut de riens, je fu pris et mené devant l'un des cadis qu'ilz tiennent comme nous faisons noz evesques et ont l'administration de la justice. Celluy là me renvoya à ung aultre lequel me renvoya avec lesdis marchans, non obstant qu'ilz savoient bien que je n'estoye ne l'ung ne l'aultre. Mais ce faisoit ung trucheman pour me raençonner comme autresfois l'avoit voulu faire audit Messire Xance de Lalaing et à moy se n'eust esté le consul des Venissiens que l'on nomme...104 Toutesfois, je demouray pris avec lesdictz marchans.
Cependant, ladite carvane des Turcz se party et fallu que ledit consul et aultres me pourchassassent devers le roy de Damas en disant qu'on m'avoit prins à tort et sans cause et que ledit trucheman le sçavoit bien. Lors me fist ledit seigneur venir devant luy et avec moy y vint ung Jennevois nommé Gentil Emperial qui estoit comme on dit marchant de par le Souldan pour aler acheter des esclaux en Caffa105. Et quant je fus devant ledit seigneur, il enquist d'où j'estoye et que je estoye venu faire. Je luy respondy que j'estoye du royaulme de France et que j'estoye venu en pelerinaige en Hierusalem et adont dist il qu'on faisoit mal de moy détenir et me dist que je m'en alasse, quant bon me sambleroit. Lendemain qui fu le xie jour d'octobre, je me partis de ladite ville de Damas en la compaignie d'un moucre lequel porta tous mes habillemens turquois hors de la porte, car nul Chrestien n'ose porter la tocque blanche parmy ladite ville; et saillis par la porte auprès du chastel contre le north106. Et ledit Hoyarbarach, avec lequel je devoye aler, s'estoit party le jour de devant; et me convoya ledit moucre, lequel porta tous mes habillemens turquois jusques à une ville nommée Balbec qui est à deux journées de Damas. Et quant je me party de ladite ville de Damas, je passay par une montaigne au dessus de la ville où estoit la maison de Cayn comme on dist et descendy entre deux montaignes et montay contre le mont de la rivyere qui passe à Damas107. Et est assez beau pays de montaignes qui durent environ une journée. Et le demourant jusques à Balbec est beau pays et plaisant. Et quant je vins à Balbec, je trouvay ladite carvane et ledit Hoyarbarach avec qui je devoye aler qui me dist que je vinse avec luy et que je ne partisse pas de ladite compaignie qui estoit logié aux champs en pavillons sur une rivyere108, car de jour, le pays est moult chault et ne creroit nul qui ne l'auroit essayé le grant froit et la grande rousée qu'il fait de nuit tout au long de celluy pays, comme dit est. Et environ xi heures du matin, je donnay à boire à mon cheval et de la paille, ainsy qu'on a accoustumé par dechà. Les Turcz le me souffrirent celle fois. Je cuiday ainsi faire le soir, vers vi heures; quant mon cheval eust beu, je luy voulu donner à mengier. Ilz me osterent ma besache et me failly attendre qu'il fust environ viii heures et adont je veis leur maniere de faire qui est telle comme j'ay dit par avant, et ne donnent jamais à mengier aux chevaulx les uns devant les aultres, senon qu'ilz leur fassent paistre de l'erbe109.
Et avec ledit chief venoit un des mamelus du Souldan lequel estoit Cerkaisis et aloit pour querir ung sien frere qui estoit au pays de Carman, lequel mamelu, quant il me vey ainsy seul et sans savoir parler la langue du pays, il me acompaigna par charité et me prist avec luy. Et pour ce qu'il n'avoit point de pavillon, aucunesfois nous logeasmes dedans jardins dessoubz les arbres et là commenchay à apprendre a couchier sur la terre et à boire de l'eaue sans vin et me seoir à terre les jambes croisiées ce qui me fu ung pou dur au commencement. Mais le plus dur me fu le chevaulchier aux cours estriers; et me trouvay aulcunesfois en telle necessité que quant j'estoye descendu, je ne pouvoye monter sans avantage pour la grant doleur des jaretz. Et après que je l'eus acoustumé, il me fu plus aisié que nostre maniere. Et ce premier soir que je soupay avec luy, nous ne mengasmes que du pain, du formage et du lait et fist mettre une nappe telle que touttes gens de bien ont acoustumé de porter par delà. Elle estoit environ de quatre piez de quarrure en rondeur et a des corions autour pour la clore comme on fait une bourse. Et quant on a mengié on la ferme et ne pert on riens, ne mye de pain, ne raisin s'il y est, et enferment tout dedans. Et quant on veult remengier, on la met tout ainsy qu'on la lieve. Et ne veys oncques nulz Turcz quelque pou ou assez qu'ilz mengassent qu'ilz ne rendissent graces à Dieu tout hault.
Et des la premiere fois que partismes dudit Balbec, en allant à Hamos, nous logeasmes sur une petite rivyere dans un jardin pour ce que mon dit mamelu n'avoit point de pavillon et avec nous deux Turquemans de Satalye qui revenoient de la Mecque; et là je veis leur maniere de faire leurs logeis et de tendre leurs pavillons qui ne sont point grans ne trop haulx et n'y fault que ung homme pour en tendre ung et peut logier dedans six ou huyt personnes pour estre bien en l'ombre et à couvert. De jour, ilz ostent le dessoubz pour estre à leur aise et avoir le vent, et de nuyt, ilz le reboutent pour la frescheur. Et portera ung camel vi ou viii de ces pavillons ou plus, ensamble les mastz, et sont tresbeaux. Et soupasmes illec de haulte heure et pour ce qu'il sambla auxdis Turquemans que j'estoye bien habillié et que j'avoye bon cheval, belle espée et beau tarquois, ilz dirent audit mamelu comme il me fist dire quant je party de luy, que ce seroit bien fait qu'ilz me tuassent, veu que j'estoye Chrestien et non digne d'aler en leur compaignie, ausquels ledit mamelu respondy que ce seroit mal fait et pechié contre leur loy puisque j'avoye mengié pain et sel avec eulx et que Dieu faisoit les Chrestiens comme les Sarazins. Et moy qui ne savoye riens de cecy, fus tout entredeux de m'en aler à Halep la milleure ville de Surye après Damas avec ces deux Turquemans lesquelz me pressoient fort de y aler et croy que ce n'estoit que pour me copper la gorge. Et pour ce, ledit mamelu ne voult point qu'ilz ne venissent plus avec luy.
Ceste ville de Balbec est bonne et assez marchande et bien fermée110. Et au millieu d'elle a ung chastel de moult grosse pierre et m'a len dit qu'il y a une musquée en laquelle a une teste d'homme et que dedans les troux des yeulx y pourroit en chascun estre la teste d'un des hommes qui sont aujourdhui. Je ne sçay s'il est vray, car nul n'y entre s'il n'est Sarazin.
Nous nous partismes dudit Balbec environ deux heures devant le jour. Et pour advertir de leur maniere de faire qui est telle, il y a ung grant naquaire que, aulcunesfois, le chief de tous fait ferir trois cops à l'eure qu'il veult partir; et sans plus dire mot quelconque, chascun se apointe et met à chemin à la file; et feront plus de bruit x d'entre nous que mil de ceulx là, se ce n'est aulcun qui veuille dire aulcune chanson de geste de nuyt en chevaulchant. Et au point du jour, ilz crient deux ou trois loing l'un de l'aultre et respondent l'ung après l'aultre en la maniere qu'ilz font quant ilz crient sur leurs musquées aux heures acoustumées; et puis, entre le point du jour et soleil levant, ceulx qui sont gens de devocion font leurs oroisons et lavemens ainsy qu'ilz ont acoustumé, c'est assavoir s'ilz sont à costé de aulcun ruisseau, ilz descendent de leurs chevaulx et illec lavent leurs mains et leur visaige et tous leurs conduitz et leurs piez sont deschaussiez. Et s'ilz n'ont loisir, ilz passent leurs mains par dessus et puis, en derrenier, lavent le conduit d'en bas et puis la bouche, et ce fait, il se dreschent et tournent le visaige vers le midi et là dreschent les deux dois de leurs deux mains amont et puis s'agenoullent et baisent la terre et ainsy le font trois fois et puis se lievent tout droit et puis disent leurs oroisons. Et leur a len ordonné ce lavement au lieu de confession. Et les notables qui ont gens soubz eulx font porter des bouteilles de cuir plaines d'eaue moult belles pour faire leurs lavemens, lesquelles ilz mettent pendre soubz le ventre de leurs chevaulx ou de leurs cameaulx. Ilz pissent en toutes manieres comme femmes et jamais ne torchent leur derriere, mais s'ilz ne pissent que de l'eaue, ilz torchent leur chose d'une pierre ou contre une muraille ou quelque aultre chose.
Item, nous partismes toute la compaignie et me samble que pouvyons estre environ de iiii à vc personnes et le tiers plus de camelz que de muletz qui portoient les espices pour nous en aler en une ville nommée Hamos qui est à deux journées dudit Balbec et est tout beau pays et plain pour la plus grant partie.
Item, nous venismes à Hamos qui est assez bonne ville et est moult bien fermée de murailles et les fossez sont tous glacissez. II y a ung beau chastel à ung bout de la ville qui est assis sur une mote assez haulte et est toutte glacissé jusques au pié du mur qui n'est guyeres hault. Et est ceste ville sur une petite rivyere et siet en une grande plaine et vient ferir là le plain de Noe et dure, ce dist on, jusques en Perse111. Et parla vint le Tamburlant qui print et destruit toultes ces villes et des aultres aussy. En après, je me party de Hamos et vint à Hamant tout au long de ce beau pays où habitent pou de gens se ce ne sont Arabes qui refont aulcuns villaiges qui ont été destruictz. Et passay à ung pont une rivière qui va à Hamant112. Il souloit jadis avoir une forte place sur le dit passaige qui est toute abatue113. Et quant je fus venu à Hamant, je y trouvay ung marchant de Venise qui se nommoit Laurens Sanranze114 qui me fist bonne chiere et me logea en sa maison et me mena au bathzar pour acheter les choses que mondit mamelu m'avoit dit qu'il me failloit avoir comme les aultres, c'est assavoir le bonnet qu'on met soubz la tocque et aultres petites coiffes de soye à la maniere des Turquemans et des cuilliers de Turquye, ung fusil et des cousteaulx, ung pigne et l'estuy et une chose de cuir à boyre de l'eaue. Et touttes ces choses se atachent à une espée et n'empeschent à porter neant plus que font coulpes attachiées à la courroye d'une trompe. Et achetay ung capinat qui est une robe de feutre tresdelié blanc, que la pluie ne perche point115 et ung tarquois tout garny pour espargnier le mien qui estoit tresbeau et le fis porter jusques à Bourse sur ung camel. Je achetay aussy des poulciers pour tirer de l'arc. Et me monstra ledit Laurens Sanranse toutte la ville et le chastel qui estoit une belle chose à veoir, car elle est estrangement située sur une roche de la fachon de Provins et les fossez sont fais au cyseau bien parfontz en ladite roche et sy est tresbien fermée de tresbelles murailles et bien espesses et de tours. Et à ung bout y a ung tresbeau chastel et fort sur une haulte mote vers soleil levant, laquelle est toute glacissée jusques au pié du mur116. Et a autour dudit chastel une citadelle dequoy ledit chastel est maistre et passe par le pié dudit chastel une rivyere selon les murs, laquelle on me dit que c'est ung des fleuves qui vient de paradis terrestre. S'il est ainsy, je n'en say riens. Elle descend contre soleil levant et midi et plus près de soleil levant et a cheoir en Antioche. Et en ceste rivyere a une roe que ladite rivyere fait tourner, la plus haulte et la plus grande que je veisse oncques qui puise eaue de la rivyere assés pour toute la ville, qui est bien grande et la jette dedans ung auge qui passe parmi la roche dudit chasteau et descent dedans ladite ville et là entre dedans grans pilliers quarrez qui sont au long des rues. Et peut avoir chascun pillier deux piés en quarure et xii piés de hault et vont ainsy tout au long de ladite ville et prent qui veult de ladite eaue.
Aulcuns des Turcz de qui j'estoye jà acointé sceurent que j'estoye logié à l'ostel d'un Franc et me poursieuvirent fort pour leur faire avoir du vin pour en boire à part, car ilz n'en ozoient boire devant les gens, pour ce qu'il leur est deffendu en leur loy et sy venoient de la Mecque. Adont j'en parlay audit Laurens lequel me respondy qu'il ne l'ozeroit faire, car s'il estoit seu que ung Franc donnast à boire vin à ung Sarazin, qu'il en seroit reprins et en dangier. Et lors je leur feis ceste responce, lesquelz ne s'en attendirent point à moi, mais en avoient jà trouvé à vendre en la ville en l'ostel d'un Grec et ne say s'ilz le firent pour avoir coulleur de boire du vin ou pour me faire bonne chiere. Ilz se prindrent eulx v Turcz et moy le vie qu'ilz menerent en la maison dudit Grec, lequel nous mena en une petite galerye; et là nous asseismes tous à terre en ung ront. Adont celluy Grec nous aporta une telle de terre qui tenoit bien viii los de vin et le mist au millieu de nous six et ala querir pour chascun ung grant pot de vin et le mist dedans ladite telle. Et puis nous apporta deux escuelles de terre et les mist dedans le vin. Et lors commencha le premier et beut à son compaignon selon leur maniere de faire, et puis après, les aultres. Et commenchasmes tres bien à boire l'un après l'aultre, tour à tour, sans cesser et sans mengier, quant j'eus tant beu que je n'en povoye plus, je me doubtay que le boire ne me feist mal; je me commenchay à rendre et leur priay à jointes mains que je ne beusse plus. Ilz commencerent estre mal contentz de moy pour ce que je ne buvoye comme eulx et leur sambloit que je leur faisoye grant tort. Adont l'un d'eulx de qui j'estoye le plus acointé lequel me appelloit kardays, c'est à dire frere117, dist qu'il beuveroit pour moy affin que les aultres fussent contens de moy. Il beut à son tour et au mien jusques ad ce que la nuyt vint qu'il nous en failly aler à nostre kan là où nous trouvasmes ledit Hoyarbarach seant sur ung siege de pierre, à tout ung fallot devant luy qui congnut bien et s'appensa dont nous venismes. Et des v les un s'en alerent et n'en demoura que ung avec moy.
Je dis ces choses affin que s'aulcun demain ou après se trouvoit en leur compaignye qu'il ne se pregne point à boire avec eulx, s'il ne veult boire jusques ad ce qu'il se couche; et ne savoit riens de cecy mondit mamelu, qui, ce mesme jour, nous avoit fait acheter une oye et l'avoit fait boullir et en lieu de verjus pour la mengier, il acheta de verdes foeilles de poreaulx et mangiasmes tous ensamble, et nous dura jusques trois jours. Et lendemain, me party avec luy pour tirer la voye d'Anthioce, ensamble iiii marchans Turcz et laissasmes la le chemin de Halep qui est droit contre le north, pour ce que ladite carvane n'y aloit point, et ne partit que ung jour après nous. Et ce feist ledit mamelu pour trouver nos logeis plus aysié. Et demie lieue au dessoubz Hamant, passasmes icelle rivyere dessus ung pont de pierre118 et estoit icelle rivyere hors de rive et s'y n'avoit point pleu. Je y eusse esté en dangier de noyer se n'eust esté mondit mamelu pour ce que je m'en alay boutter dedans le bort qui est roide et parfont pour abreuver mon cheval. Et puis, nous traversasmes celle grant plaine qui est large et longue119, et en chevaulchant, trouvasmes vi ou vniii Turquemans et avoient en leur compaignie une femme; et chascun d'eulx portoit le tarquais et la femme aussy120. Et me dist on qu'elles sont vaillantes femmes et qu'elles combattent aussy bien que font les hommes, de quoy je fus bien mervellyé. Et me fu après dit qu'elles sont bien xxx mille femmes portans ainsy le tarquais, subjectes à ung seigneur qu'on appelle Surgadiroly, lequel se tient ès montaignes d'Armenie sur la marche de la Perse121. En après, je chevaulchay par ce beau pays une journée et puis, passay par ung pays de montaignes assés bel, mais il y a trespeu d'eaues et grant foison de villages detruictz122 Et en chevaulchant par celluy pays, mon mamelu m'apprenoit à tirer de l'arc à cheval. Et me fist acheter des aneaulx et des poulciers pour tirer. Et venismes à une ville champestre qui est en ung tresbeau pays de toutes choses, c'est assavoir de blés, de vins, de boys et de hayes, mais il n'y a point de rivyeres, ne nulles fontaines, se ce ne sont caves de cisternes. Et souloit estre ce pays aux Chrestiens, et la plus grant feste qu'ilz me faisoient, c'estoit qu'ilz me disoient que cela avoit esté aux Francz et me monstroient les églises qui y estoient abatues. Et nous logeasmes ce soir à ung logeis de Turquemans et veis je les visages de leurs femmes descouvers; et portent ung drappeau quarré d'estamine noir devant leur visage, et selon ce qu'elles sont riches, elles y portent des monnoyes et des pierres precieuses. Et fu le premier logeis que je veis des Turquemans et en veis vi ou viii tirer de l'arc, et sont bons archiers et sy tirent assis et sont leurs buttes courtes; et pour un pou d'espace, leurs flesches vont bien tost.
Item, quant je partis du pays de Surie, j'entray au pays de Turquemanie que nous appellons Armenie dont est le chief une grant ville qu'ilz nomment Entequeyé et nous l'appelons Anthioce123. Et est ceste ville moult grande et fu jadis bonne, mais ad present les murs sont encores beaulx et entiers et tiennent ung tresgrant pays. Et a dedans d'assez grandes montaignes, mais maintenant, il n'y a point plus de trois cens maisons. De l'une part est la montaigne devers midi et devers le north y a ung grant lac124 et au dessus a un tresbeau pays et bien plain. Et passe, selon les murs, la rivyere qui vient de Hamant et n'y demeure que Turquemans qui sont, la plus grant part sy que les Arabes, car ilz ont grant foison de bestes, c'est assavoir camelz, vaches, brebis et les plus belles chievres que je veis oncques, qui portent la laine longue et doulce et crespée ainsi que s'elle estoit trechée. Et n'ont point les oreilles pendans comme celles de Surie, et en ay veu plus de blanches que d'aultres. Et tous les moutons ont les queues larges et bien grosses et longues. Et ont des asnes sauvaiges apprivoisiez et avoient les testes et les pieds fendus comme un cerf; ils ont les oreilles et le poil tout tel. Je ne say s'ilz crient comme les autres, car je n'en oys oncques nulz crier, mais ilz sont moult beaulx et vont avec les aultres bestes. Je n'en veys oncques nul chevaulchier et sont moult grans125. Et la plus grant partye de leurs marchandises, lesdis Turquemans la font porter sur beufz et buffles comme nous faisons sur chevaulx, et en ay veu plusieurs chargiez de leurs marchandises, et d'aultres que l'on chevaulchoit.
Et souloit estre seigneur de ce pays ung que on nommoit Ramedang qui estoit moult grand homme, riche et vaillant126 et pour ce, ne l'osoit courouchier le Souldan et trouva maniere avec le Karman duquel il avoit une sienne seur à femme, qui s'estoit alié pour le faire prendre. Et m'a esté dit qu'il le prist mengant ensemble, puis l'envoya audit Souldan qui l'a fait mourir. Et les dessusdis ont departy ledit pays de Turquemanie, duquel le Souldan a eu le plus grant part, comme on me dit.
Item, au partir d'Anthioce, devers ponant, je passay une montaigne que l'on nomme Nègre127 en la compaignie de mondit mamelu et en la montant, on me monstra trois ou quatre beaulx chasteaux par semblance destruictz, qui autresfois avoient esté aux Crestiens, laquelle montaigne est assez belle et aysiée à passer et plaine de lauriers qui sentent moult bon. Et descendis la moittié plus depuis le hault jusques sur le goulfe de Layaste que je n'avoye fait en montant depuis Anthioce jusques au plus hault. Et quant je l'eus passée, je vins en bas sur ledit goulfe de Ayas que nous appellons le goulfe de Laiaste, car la ville a à nom Ayas. Ce goulfe cy entre entre deux montaignes bien xv milles dedans la terre et peult bien avoir xv milles de large devers ponant, comme il me samble et de ce, je m'en rapporte à la carte marine.
Assez prés du chemin, quant on vient au pié de ladite montaigne, sur le bort de la mer, a un fort chasteau128 lequel du costé de la terre est tout enclos de marescages de plus d'un trait d'arc de large. Et n'y peult on venir que par une chaucié estroitte129 ou par la mer et ne demeure nul dedans, car autresfois, il a esté destruit. Et fu devant ledit chasteau le second logeis que je veis desdis Turquemans qui y povoient estre environ vixx pavillons les plus beaulx qu'on pourroit veoir, tant de cottonis blancs et bleus comme de feutre. Et sont grans pour logier xiiii ou xvi personnes dessoubz. Et sont leurs mesnages dedans, tout ainsy que nous faisons en noz maisons, excepté de feu. Et là descendismes, et nous apportèrent une pareille nappe comme celle dont j'ay cy devant parlé, en laquelle estoient encores les mies de pain, de fourmage et de raisin. Et nous baillerent une grande telle de lait quaillié qu'ilz appellent yogourt et environ une xiie de pains platz et desliez plus que oublies et d'un pié de rondeur et le ploye on comme ung cornet de papier sur la fachon d'une oublye à pointe, pour mengier le lait130.
Et de là nous partismes et alasmes logier environ une lieue loing en ung petit karvanssera, qui sont maisons ainsy que les kans en Surye. Et sy est dessus ledit goulfe ladite ville qu'on nomme Ayas131. Et celluy jour, en chevaulchant, trouvay ung Ermin qui parloit ung pou d'ytalien, lequel congneust tant à ma maniere que aultrement que j'estoye Crestien. Et me dist et raconta beaucop de celluy pays et de leur maniere de faire et comment il est en la subjection du Souldan jusques à Tarse et la maniere comment il avoit pris et deceu par cautele, n'avoit pas longtemps devant, le seigneur d'icelluy pays de Turquemanie qu'on appelloit Ramedang, lequel estoit tresgrant personne d'homme et treshardy et la plus vaillante espée de tous les Turcz et le mieulx ferant d'une mache. Et avoit esté filz d'une femme crestienne laquelle l'avoit fait baptisier à la loy gregiesque pour luy enlever le flair et le senteur qu'ont ceulx qui ne sont point baptisiez. Il n'estoit ne bon crestien ne bon sarazin. Et quant on luy parloit des deux prophetes, c'est assavoir de Jhesus de Nazareth et de Machomet, il disoit qu'il vouloit tenir de celluy qui estoit en vie, car il luy sembloit qu'il luy pourroit mieulx ayder que celluy qui estoit mort. Il estoit voisin du Souldan devers Surye, car toutes et quantesfoys que ses gens passoient par son pays, marchans ou aultres, il leur faisoit payer les paiages. Et ne l'osoit ledit Souldan courouchier comme dit est. De l'aultre costé, il estoit voisin du Karman duquel il avoit espouzé la seur, par le moyen duquel ledit Souldan trouva maniere d'avoir ledit Ramedang. La maniere fu que en tenant une jornée au pays dudit Karman qui, pour lors, estoit jeune homme et en mengant ensamble, il fist prendre ledit Ramedang et l'envoya par mer audit Souldan lequel le fist tantost morir. Et adont se partirent icelluy pays de Turquemanie ledit Souldan et ledit Karman; mais ledit Souldan tient tout jusques à Tarse et encores une journée. Ledit Ermin vint avec nous celluy jour à ung logeis de Turquemans là où nous alasmes encores mengier du lait. Et là, je veis la maniere comment on fait le pain cy devant dit. Et cuydoie veritablement qu'il eust esté cuit au soleil, mais non est. Et le veis faire à deux femmes et la maniere est telle. Ilz ont une petite table ronde, bien ounye et prendent ung pou de farine ainsy comme s'ilz vouloient faire ung gasteau et de l'eaue; et là, le destrempent et font une paste assez mole, plus que pour faire pain, et de cela font plusieurs loppiens ronds et l'aplatissent le plus deslyé qu'ilz pevent; et ont ung baston rond moindre que le rondeur d'un oef et a un pié de long ou environ; et mettent ladite paste ainsy aplatie autour dudit baston et le roullent aux mains sur ladite table jusques ad ce qu'il soyt ainsy deslyé, comme j'ay dit; et le font habilement et tost et plus que ung oublieur ne fait une oublie. Et après, ilz ont là une piece de fer eslevée par dehors et la mettent sur un trepié et ung petit feu legier dessoubz et mettent celluy pain dessus, tout estendu et ne font que le mettre sus et retorner et sont plustost cuis deux que une oublye.
Item, je chevaulchay deux journées autour de ce dit goulfe qui est un moult beau pays et sy a beaucop de chasteaux destruitz qui souloient estre crestiens anciennement. Il y en a ung à l'encontre de Ayas devers soleil levant qui a esté moult belle place et est sur ledit goulfe d'une part et de l'aultre sont marescages ung grant trait d'arc. Et est ledit pays entre la mer et ladite montaigne moult bel, et ne y habite que celles nations de Turquemans qui sont belles gens et logent tousiours aux champs et portent leurs maisons avec eulx qui sont toutes rondes en maniere de pavillons et sont couvertes de feutre.Ilz sont moult de gens et de pou de despence et sont tous archiers et ont ung chief auquel ilz obeissent, car ilz ne sont point toudis en une place. Et quant ilz sont en la seignourye du Souldan, ilz obeissent à luy et pareillement aux aultres seigneurs, c'est assavoir quant ilz se tiennent en ung pays et le seigneur a guerre, ilz le doivent servir; et âpres s'ilz se trouvent soubz ung aultre, ilz seront après encontre. Et de ce ne leur sçavent mal gré, car la coustume est telle et qu'ilz ne s'arestent point en ung pays, ainsy que l'on m'a dit et raconté.
Item, en chevaulchant mon chemin selon ledit goulfe, je trouvay ung des dessusdis seigneurs des Turquemans qui s'esbatoit à enoiseler faulcons et leur faisoit prendre des oyes privées et me fu dit qu'il avoit dessoubz luy bien deux mille des dessusdites gens. Et y a assez de petites rivyeres qui descendent de la montaigne et entrent dedans ledit goulfe. Et en après, je passay environ le milieu dudit goulfe par terre, ung fort passage par dessus une roche132. Et auprès a ung chastel là où ne demeure nulluy et est bien à deux traitz d'arc de la mer133. Et autour y a ung beau pays de chasse, par especial de sengliers dont il y a grant foison.
Item, de là j'entray en ung beau pays et plain134 où il y a moult de ces Turquemans et passay près d'ung chastel que l'on nomme...135 qui est sur une montaigne et me fu dit par ung Ermin qu'il n'y avoit dedans que Ermins ou Armeniens. Et passe au pié dudit chastel une grosse rivyere que l'on nomme Jehon136 et alay toudis selon ladite rivyere qui est moult beau pays jusques à une ville que l'on nomme Misses'137 et furent iiii journées depuis Anthioce et de là je vins à ceste ville de Misses sur Jehon, pour ce qu'on appelle la rivyere Jehon, qui est grande et large et la passe on à ung pont qui a esté rompu et mis à point de bois. Ceste ville de Misses a esté grande, comme il me samble, et passe ladite rivyere parmy et l'une des parties est toutte destruicte et d'aultre part ilz font les murs tous drois et sont beaulx et haultz. Et a esté ceste ville aux Crestiens, car il y a encores aulcunes eglises à moittié destruictes. Et sy y est encores le cueur de la grant eglise qui est bel par dehors, car, par dedans, ilz y ont fait une musquée138. Et ne habite dedans ceste ville que Turquemans en bien iii cens maisons et est en beau pays. De ceste ville de Misses, je m'en alay à une autre ville que l'en nomme Adene139 qui est à une journée dudit Misses et chevaulchay par ung tresbeau pays et plain qui est fort peuplé de Turquemans.
Nous estans devant ceste ville de Adene en attendant laditte carvane, ledit mamelu et iiii ou vi grans marchans et aultres gens, logasmes près du pont entre la rivyere et les murs. Et là veis leur maniere de aourer et de faire leurs sacrifices, car ilz ne se gardoyent point de moy et estoient bien contentz quant ilz veoient que je disoye mes patrenostres qui leur sambloient une merveille. Je leur oy dire aulcunesfois leurs heures en chantant, à l'entrée de la nuyt; et se assient à la ronde et branlent leurs corps et la teste et chantent bien sauvagement en leur maniere de faire140. Et me menerent ung jour, en celle ville là, aux baings et aux estuves. Je ne me osay desvestir pour me baigner comme eulx, pour doubte que on ne veist mon argent. Ilz me baillerent à garder leurs robes. Et sont leurs dites estuves et baings moult beaulx, clers et netz. Et est une haulte maison faicte à la ronde et ung grant pertuys ront dessus qui est esclairé par tout. Il n'y a nul lit, mais il y a des sieges de pierre tout autour, sur lesquelz a de petites cloies d'osier bien deslyé sur quoy on se ressuie et pignent leurs barbes. Et tousiours depuis, fus je plus acointé d'eulx que je n'avoye esté.
Ilz sont moult charitables gens les ungs aux aultres et gens de bonne foy. J'ay veu souvent, quant nous mengions, que s'il passoit un povre homme auprès d'eulx, ilz le faisoient venir mengier avec nous. Ce que nous ne ferions point. Et fu la premiere fois que je veis les deux jeunes hommes qui s'estoient fait crever les yeulx après ce qu'ilz avoient veu la fierte de Machomet.
Les Turcz sont liés et joyeulx et chantent volentiers chansons de geste, et qui veult vivre avec eulx, il ne fault point estre pensif ne melancolieux, ains fault faire bonne chiere. Ilz sont gens de grant paine et de petite vie et couchent a terre comme bestes par là où je les ay veuz en chemin.
Le pain que on y mengue.en aulcune marche est estrange à qui ne l'a accoustumé, car il est tresmol et samble qu'il ne soit point à moitié cuit, selon nostre coustume. Ils menguent de la char crue sechiée au soleil141. Se une de leurs bestes, camel ou cheval, est en dangier de mort qu'ilz n'y sachent remede, incontinent lui coppent la gorge et puis ilz l'escorchent et menguent, mais non pas sans le cuire, ains le cuisent ung pou. J'ay veu par les villes où ilz appointent tresnettement leurs viandes, mais ilz les menguent tresordement. Ilz ne lavent jamais leurs mains, senon quant ilz lavent leur derriere, quant ilz font leurs oroisons ou aux estuves ou qu'ilz lavent leurs barbes en aulcun ruisseau ou fontaine, lesquelles barbes ilz tiennent tresnettement.
Adene est tresbonne ville marchande et est bien fermée de murailles et en beau pays et assés prés de l a mer142. Et passe selon les murs, d'une part une grosse rivyere que on nomme Adena et vient de ces haultes montaignes d'Armenie, sur laquelle a ung pont assés long et le plus large que je veis oncques143. Et est ceste ville à ung admirai qui est Turqueman et les gens de la ville, aussy. Et fu celluy admirai frere d'icelluy vaillant seigneur Ramedang que le Souldan fist morir, ainsy que j'ay dit cy devant. Et encores, tient ledit Souldan le filz dudit seigneur, qu'il ne l'oze laissier retourner audict pays de Turquemanie, comme il m'a esté dict144.
Item, de là je alay à une ville appellée Therso laquelle nous appellons Tarse, et passay encore par moult beau pays et moult plain, et, en ce pays, a moult de Turquemans logiés en villaiges de pavillons comme dit est; car ledit pays est tresbeau et assés prez de la montaigne. Ceste ville de Tarso est une ville bien fermée de deux murailles et en aulcun lieu de trois et est grande, et sont les fossez tous glacissez. Et à ung bout y a ung chastel145. Et passe auprez de ceste ville une rivyere et parmy la ville une petite146. Je feis en ceste ville provision pour moy et pour mon cheval, par le conseil de mon mamelu, de pain, de fourmage, de paille et d'orge, pour quatre journées. Et croy que c'est celle Tarse où Bauduin, frere de Godefroy de Buillion, mist jadis le siege147. Et sy y a ung admira! de par le Souldan, et y demeurent plusieurs Mores. Et est assés bonne ville, nonobstant qu'il samble qu'elle ait esté tresbonne, car elle a de tresanciens edefices et sy est en tresbeau pays de blez, de vin, de bois et de rivyeres et est a soixante milles de Korkene qui est ung chasteau sur la mer, lequel est au roy de Cypre148.
Je trouvay en ceste ville un marchant de Cypre que l'on nomme Anthoine qui me dist et conta de l'estat dudit pays, car il y avoit demouré longtemps et parloit tresbien le langaige et me donna tresbien à boire du vin, car il y avoit assés de jours que je n'en avoye beu. Et là attendy ledit Hoyarbarach, chief de ladite carvane, pour avoir toutes ses gens à traverser touttes les haultes montaignes d'Armenye, et fu la veille de Tous les Sains et le jour ensuyvant.
En celluy pays se parle Turc et commence ledit langaige à Anthioce qui est le chief de Turquemanie ainsy que j'ay dit, et est tresbeau langaige et brief et assés aysié pour apprendre.
Je me party de celle ville de Tarse et chevaulchay bien trois lieues françoises de beau pays et plain et peuplé de Turquemans. Et après, je entray dedans les montaignes d'Armenye qui sont les plus haultes que je veis oncques, et vont autour des trois pars à celluy plain pays que j'ay chevaulchié depuis Anthioce et la mer est de l'aultre part devers midi.
Et chevaulchay bien encores une journée entre ces montaignes149, par ce pays qui est en l'obeissance du Souldan.
Et pour advertir de l'entrée des dictes montaignes, au commencement, sont bois, et n'est pas le chemin malaisié, et environ une journée dedans, là où nous logasmes la nuit, a un estroit passaige et samble que aultresfois y ait eu forteresse150. Et de là nous venismes à un carvansera151, qui sont maisons comme ung kan de Surie, parmy lesdites montaignes où nulles gens ne habitent. Et ne trouvasmes celluy jour rien de mauvais chemins, ne montaignes mal aysiées à chevaulchier. Et de là venismes sur une petite rivyere152 qui est entre ces haultes montaignes et chevaulchasmes tout au long du jour ladite rivyere jusques sur le vespre et oncques ne veis autant de perdris griaches que je veis entre lesdictes montaignes. Et venismes celluy vespre logier en une plaine qui peult bien avoir une bonne lieue de long et un quart de large. Et se rencontrent quatre grandes combes l'une est par où nous venismes, l'autre s'en va par la tremontaine en tirant en la Perse et vers le pays d'icelluy seigneur qu'on appelle Surgadiroly153, l'autre va contre le soleil levant. Je ne sçay si elle tire audit pays de Perse. L'autre s'en va vers soleil couchant, par là où je vins au pays du Karman. Et par chascune de ces combes vient une rivyere qui descent vers celluy pays.
Et celle nuict, neyga tresfort entre ces montaignes et couvry mon cheval d'un capinat qui estoit ma robe de feutre que je avoye en guise d'un manteau.
Et eus froit celle nuict, dont me prist une malladie qui est malbonneste, et fus en grant dangier; et se n'eust esté mondit mamelu, je eusse esté en plus grant, lequel me secouru et emmena le plustot qu'il peult.
Et au partir de ceste vallée, nous partismes lendemain matin tirant contre ces haultes montaignes où il y a ung chasteau nommé Cublech, le plus hault assis que je veisse oncques, et le voit on de deux journées loing154. Et aulcunefois on luy tourne le dos en alant, pour ce qu'il faut aler selon la montaigne, et aultrefois, on en pert la veue pour la grant haulteur desdites montaignes. Mais, qui veult venir au pays du Karman, il fault passer au pié de la montaigne où ledict chastel est assis. Et est en icelluy endroit la montaigne bien estroitte, et là est fait le chemin en aucuns lieux au cizel. Et est celluy passaige au dangier dudit chastel. Et est le dernier que les gens Ermins ont perdu. Et ledict Karman l'a gaignié depuis le trepas dudit Ramedang.
Item, chevaulchasmes quatre jours par celle montaigne, sans y trouver nulle habitacion. Et est ce pays tresperilleux de Turquemans qui habitent par lesdictes montaignes. Et y est la neyge en tous temps, et n'y a aultre passaige que celluy pour chevaulx, et y a de moult belles petites plaines entre les susdictes montaignes. Et quant nous partismes de ces dictes montaignes d'Armenye, à l'entrée du pays du Karman, de celle part, y a aussy montaignes. Et en ung aultre passaige a un chastel sur une montaigne que on appelle Leve155 Et avions laissié la carvane derriere, mondit mamelu et moy. Et en celluy passaige on paye paiage audit Karman. Et l'avoit prins à ferme un Grec lequel me recongnut à ma philozomie que j'estoie Crestien et me vouloit faire retourner, mais mon mamelu me fist passer oultre, moyennant deux ducas que je donnay audit Grec et me dist on que se je feusse retourné demie lieue arriere, qu'ilz m'eussent coppé la gorge, car ladite carvane estoit encores loing.
Item, de là je vins à Araclie et passay devant ung chastel que l'on nomme Essers156. Et au partir de ces montaignes on entre dans un pays qui samble estre la mer tant est plain. Et en aulcuns lieux parmy, a des montaignes qui samble à les veoir de loing, que ce soient isles en la mer157. Du costé devers la tremontaine et de l'aultre, sont de treshaultes montaignes et y a moult de Turcquemans.
Ceste ville de Araclie a esté aultrefois fermée et est fort gastée, mais on y treuve a mengier et est en ce plain pays158. Et a grant foison de villages autour et tous habitez de Turquemans ou au moins la plus grant partie. Je mis iiii journées de Tharse jusques cy sans trouver nuls vivres que de l'eaue.
Item, je me party de celle ville d'Araclie en la compaignie de mondit mamelu et trouvasmes sur le chemin deux gentilshommes du pays qui sambloient bien estre gens de bien, lesquels firent tresbonne chiere audit mamelu et le menerent festoier en ung villaige qui est tout dedans cavernes de roche159 et là demourasmes la nuyt et me laissa la plus grant partie du jour en une caverne dedans une roche y gardant nos chevaulx. Il me dit après qu'ilz luy avoient demandé qui j'estoye et il leur avoit repondu que j'estoye Cerchais et que je ne savois point encores parler le arabich. Et laissasmes ladicte caverne et alasmes a une ville qui est à deux journées d'Araclye et s'appelle Larende qui est bonne ville160 et en beau pays et est bien marchande et assés grande, mais elle n'est point fermée de nulle chose et au millieu y a ung chastel bien grant qui aultrefois a esté bien fort, car, pour le present, les murs sont abbatus en aulcunes places; les portes y sont encores de fer qui sont moult belles et est le pays entre ces deux villes moult bel et plain, ainsi que j'ay dit. Et ne trouvay depuis Leve jusques cy ung tout seul arbre que tout belle champaigne.
Item, trouvay en ceste dite ville de Larende un gentilhomme de Cypre que l'on nomme Lyachin Castrico et ung aultre que l'on nomme Lyon Maschere qui parloient assés bon françois161. Et me demanderent dont j'estoye et comment j'estoye là venu. Je leur respondy que j'estoye serviteur de monseigneur le duc de Bourgoingne et que je venoye de Jerusalem et de Damas avec la carvane, de quoy ilz furent bien esmerveilliés comment j'estoye passé jusques là. Ilz me demanderent où je voulloye aller. Je leur dy que je m'en venoye en France devers mondit seigneur, par terre. Ilz me dirent que ce seroit chose impossible et que se je avoye mille vies, je les perdroye aincois; et que se je vouloye retourner avec eulx, il y avoit là deux galées qui estoient venues querir la seur du roy qui estoit mariée au fils de monsieur de Savoye et, pour l'amour et honneur de mondit seigneur de Bourgoingne, ilz savoient bien que le roy de Cypre me feroit voulontiers ramener. Je leur respondy que puisque j'estoye venu jusques là, que à l'aide de Dieu, je poursuivroye mon chemin ou je y demeureroye. Adont, je leur demanday où ilz aloyent; ilz me respondirent que le roy de Cypre estoit mort n'avoit pas longtemps et, en son vivant, il avoit tousiours eu treves au grant Karman devers lequel le jeune roy de Cypre et son conseil les envoyoient pour reprendre et refremer lesdites aliances162. Je leur priay que se j'estoye là quant ilz y seroient, que en leur compaignie, je peusse veoir celluy grant prince qu'ilz tiennent comme nous faisons le roy. Ilz me respondirent qu'ilz le feroient tresvolontiers.
Mondit mamelu seut qu'il y avoit des Crestiens en la ville, et pensoit bien qu'ilz avoient du vin. Si me pria que je luy en feisse avoir pour festoyer v ou vi jeunes esclaves cerchais que nous trouvasmes là et les menoit on au Souldan. Je feis tant que j'en eus demi peau de chievre qui me cousta demy ducat et l'aportay à mondit mamelu qui en fist grant chiere. Et beurent tant celle nuyt que ledit mamelu cuida mourir lendemain en chevaulchant. Et ont une maniere, quant il commença à desgorgier et à mettre le vin dehors, il avoit une bouteille plaine d'eaue, et incontinent qu'il avoit mis le vin hors, il remplissoit arriere son estomach de celle eau autant qu'il y en pouvoit et tout ainsy qu'on laveroit une bouteille. Il ala bien demie journée, tout lavant son estomach et se garist ainsy.
Je trouvay en ceste dite ville ung marchant de Cypre que len nomme Perrin Passerot lequel est de Famagosthe, qui est en la main des Jennevois; et estoit bany de ladite ville pour c6 que luy et son frère avoyent volu mettre ladicte ville de Famagostbe en la main du roy de Cypre et a demouré longtemps en ce pays comme il me dist163.
Item, de ceste ville de Larende m'en alay à une ville que l'on nomme Quhongne que les Grecz appellent Quhongnopoly. Et chevaulchay deux journées en ce beau pays en la compaignie dudit mamelu et trouvay assés de villaiges, mais il y a peu d'eaue, car il n'y a nulles rivyeres jusques auprez de ladite ville de Quhongne164, et n'y a nulz arbres que ceulx que on trouve auprez des villes que on y a plantez pour porter fruict. Et est ceste ville la milleure que ledit Karman ait. C'est une ville bien marchande, et sy est tresbien fermée de bonnes murailles et assés bons fossés tous glacissez et sont les murs bien furnis de tours. Et à ung des boutz de la ville est ung petit chastel, et ainsy que au millieu de la ville, y souloit avoir ung grant chastel et tresfort par samblant, car à present, il est tout rué jus. Et en ce lieu est le palais du Roy. Je demouray en ceste ville quatre jours, et entrementes ledit ambassadeur vint, car ledit roy demoure en celle ville et appointay avec ledit ambassadeur que quant il yroit faire la reverence audit seigneur que je iroye en sa compaignie et ainsy fu, non obstant qu'il y avoit quatre Grecz de Cypre qui estoient reniez. 1/un estoit huissier d'armes, lequel demanda audit ambassadeur ce que je avoye à faire de veoir ce roy et cuida destourner que je n'y alasse point. Touteffois, ledit ambassadeur dist que je iroie, car il veist que j'avoie grant volenté de le veoir et il desiroit moult à me faire plaisir, et dist à ces esclaves que ce ne seroit point de mal que je veisse le roy.
Item, fut mandé querir ledit ambassadeur pour aler faire reverence au roy et dire son ambassade et pour porter les presens qu'il portoit, car la coustume est par delà que nul ne parle aux princes, s'il ne porte quelque present. Et le vindrent querir deux huissiers d'armes et luy firent mener des chevaulx de ceux qui estoient venus accompaignier ledit roy, qui estoient devant le palais, attendans leurs maistres, et aussy firent venir gens pour porter les presens, c'est assavoir six pieces de camelot de Cypre, et ne sçay quantes aunes d'escarlate et environ quarante pains de sucre, deux arbalestres et une douzaine de vires et ung faulcon pelerin. Et vint ledit ambassadeur à cheval jusques a la porte du palais, et là descendy. Et entrasmes dans une grande salle où il pouvoit y avoir environ trois cens hommes et alasmes au long de ladite salle, puis entrasmes en une chambre là où estoit ledit roy165. Et le trouvasmes en ung coing assis sur tappis, car leur coustume est telle. Et estoit appuyé de costé sur ung quarreau de drap d'or et son espée d'encosté luy. Et estoit vetu d'un drap d'or cramoisy, et assés prés de luy avoit assis trois hommes de ladite ville, ainsy qu'il me fu dit. Et sy y avoit trente de ses esclaves qui estoient autour de ladite chambre, tous en piés et son chancellier estoit aussy en piés devant luy. Et avant que ledit ambassadeur y entrast, lesdis presens passerent devant ledit seigneur, de quoy ne fist à paine samblant qu'il les veist. Et puis ledit ambassadeur s'avança ung pou avant et luy fist la reverence et luy fist dire par ung trucheman ce qui s'ensieult, car il ne sçavoit pas la langue de Turquie. Et avant que ledit trucheman parlast, le chancellier demanda la lettre qu'il portoit; et quant elle luy fut baillée, il la leut tout hault, puis fu dit par ce trucheman comment le roy de Cypre l'envoyoit saluer et qu'il luy envoyoit ces presens et qu'il les volsist prendre en amitié; et ledit roy ne respondit oncques ung seul mot, mais fist on seoir ledit ambassadeur tout bas à leur guise et assés loing et au dessoubz de ceulx qui estoient assis. Et adonc ledit roy demanda comment le faisoit son frere le roy de Cypre. Et ilz respondirent que bien. Et luy dirent que son pere estoit mort, et qu'il envoyoit devers luy pour le visiter et savoir s'il vouloit entretenir la paix qui estoit par avant entre son dit pere et luy et leurs pays et, en tant qu'il touchoit audit roy de Cypre, qu'il en estoit bien content. Adonc, ledit roy respondy qu'il en estoit aussy content et demanda combien il avoit que le roy de Cypre son frere estoit mort, et on luy dist. Puis il demanda de l'eage de cestuy et on luy dist. Apprez, il demanda s'il estoit sage, et on luy dist que oyl et demanda si son pays luy estoit obeissant, et on luy dist que oyl, sans quelque contredit. Et lors, le roy dist qu'il estoit bien content. Et prestement on dist auxdits ambassadeurs qu'ils se levassent, et ainsy le firent et prirent congié du roy, lequel se bouga aussy pou à l'aler qu'il avoit fait au venir. Et se partirent lesditz ambassadeurs et quand ilz furent à la porte dudit palais, on prist arriere des chevaulx qui estoient là et les firent monter sus jusques en leur hostel. Et apprez, vindrent lesditz huissiers d'armes demander de l'argent et il leur en fu donné par ledit ambassadeur, car la coustume est telle.
Item, pareillement furent lesdits ambassadeurs mandez par l'ainsné filz du roy166 auquel aussy il portoit presens et lettres. Et quant il luy fist reverence, ledit filz se leva en piés et puis s'assist et fist seoir ledit ambassadeur au dessus des trois hommes qui estoient assis prez dudit filz et entre nous, qui estions avec luy; on nous fist seoir aussy bien arriere. Et je me voulsis asseoir sur ung banc qui estoit derriere nous, mais on me fist tantost ployer le jarret et seoir à terre tout bas, et tantost retournasmes à l'ostel. Et pareillement vint ung huissier d'armes, comme avoient fait ceulx du roy auquel fu donné de l'argent; et se contentent de peu de chose.
En apprez, envoya ledit roy de l'argent audit ambassadeur pour despendre, car leur coustume est telle; c'est assavoir, cinquante aspres qui est la monnoie du pays. Et ledit aisné filz du roy luy en envoya trente, de quoy un ducat venicien en vault cinquante.
Item, je veis ledit roy chevaulchier par la ville et avoit en sa compaignie bien cinquante hommes à cheval dont la plus grant partie estoient ses esclaves, et avoit bien quatorze ou seize archiers qui aloient à pié à costé de luy. Et portoit son espée chainte et un tabolzan à l'archon de sa selle, selon la guise du pays; et aloit faire ses oroisons, et estoit vendredi qui est la leur feste.
C'estoit un tresbeau prince de trente deux ans, et estoit bien obey en son pays. Il avoit esté baptisié en la loy greguesque pour oster le flair, aussy duquel la mere avoit esté crestienne, comme on me dist. C'est un grant seigneur. Je chevaulchay bien seize journées au long de son pays lequel marchist sur la Perse du costé devers northost comme on me dist. Et dure son pays depuis une journée de Tarse, jusques au pays de ce Karman167 que j'ay dit cy devant qui est à Mourat bay que nous disons le Grant Turc, qui sont bien seze journées de long comme j'ay dit, et en a vingt ou plus de large, comme on m'a dit.
Item, m'ont dit gens qui sont à luy, qu'il est moult cruel homme et qu'il est pou de jours qu'il ne fasse aucune justice ou qu'il ne fasse morir gens ou taillier piés ou mains ou nez, ou s'il y a aucun riche homme en son pays, il le fait mourir pour avoir le sien. Et avoit fait mourir une de ses femmes, six jours avant que je y fusse venu, laquelle estoit mere de son aisné filz, lequel n'en sçavoit encores rien, quant je le veis. Il avoit espousé la seur de l'Amourat bay qui est le Grant Seigneur de Turcquie168.
Et sont les gens de ce pays tresmauvaises gens et grans meurtriers, car ilz tuent tresbien l'ung l'autre, non obstant la grant justice qu'il en fait. Et sy sont larrons et soubtilz. Et me dist on qu'il n'y avoit point encores huict jours que je y fus, qu'il avoit faict tuer ung des plus grans de son pays et l'avoit fait estrangler aux chiens. Et me fu dit aussy qu'il fait morir tous les plus grans de son hostel.
Item, me a esté dit que une marche de pays nommé les Farsacz169 est à luy et est sur la mer, et sont les milleurs gens de mer qu'il ait, lesquelz se sont rebellez contre luy. Et est ce dit pays depuis Tharse jusques au Corco qui est au roy de Cypre jusques à...... qui est dedans le pays trois lieues170. Et sy a ung port que l'en nomme Zabari171.
Item, trouvay en ceste ville de Cuhongne ung homme nommé Anthoine Passerot, banny de Famagoste, comme dit est, lequel avoit servi le pere de cestuy roy de Cypre. Et quant il fu mort, il servit depuis le filz. Il m'a conté tout l'estat du pays et le gouvernement de ce seigneur et la maniere comment il avoit pris Ramedang qui estoit seigneur de Turquemanie. Ledit Anthoine estoit de Famagoste, et fu banny de ladicte ville pour ce qu'on luy mist sus qu'il voloit remettre ladite ville en la main du roy de Cypre et a demouré longtemps au pays du Karman. Et par male adventure, ainsy que pechié tient les gens, depuis ung pou de temps, il fu trouvé avec une femme de leur loy, parquoy ledit roy luy a fait renier la foy catholicque, non obstant que, sans doute, il me sembloit bon chrestien. Il me conta toutes ces choses et pour ce que ledit Souldan n'osoit faire guerre audict Ramedang, il manda devers cestuy Karman que s'il ne le prenoit, qu'il feroit aller son frere contre luy pour luy faire guerre, lequel ledict Karman avoit chassé hors de son pays et s'estoit retraict par devers ledict Souldan à refuge172. Et pour ce dobte, il ayma mieux faire trahison que estre en adventure que son frere luy feist guerre. Il me dist aussy qu'il est lasche de cueur et qu'il n'est point hardy. Et toutesfois sont les gens de son pays bonnes gens et des plus vaillans de Turquye.
Item, je suis passé près du pays de Gazerie et en est seigneur un moult vaillant homme, comme ilz nous ont dict, que l'on nomme Surgadiroly, lequel a en sa compaignie trente mil hommes d'armes Turquemans et bien cent mil femmes qui sont vaillantes femmes et aussi bonnes que les hommes, ce veullent ilz dire. Et est cestuy pays touchant au pays de Turquemanye et ces haultes montaignes qui sont devers Tarse et devers le reaulme de Perse. Et confine aussy devers l'autre part au pays dudict Karman. Et m'ont dict aussi qu'ilz sont là quatre seigneurs qui font guerre l'un à l'aultre: c'est assavoir cestuy Surgadiroly et ung aultre qui a nom Quharaynich et ung aultre qui a nom Quharaychust et le filz du Tamburlant qui tient toute la Perse, comme il m'a esté dict173.
Et est le nom de cestuy seigneur du Karman Imbreym bai; mais ilz l'appellent Karman pour ce que son pays a ainsy nom. Et est baptisié à la loy greguesque ainsi qu'il m'a esté dict, et son filz aussi. Et tous les plus grans se font là baptisier, affin qu'ilz ne puent point.
Et me dist ledict Anthoine et promist de s'en venir devers monseigneur le duc et qu'il ne demeureroit point sarrazin et que le mot qu'il avoit dict, c'estoit pour eschivier la mort et qu'il craignoit fort d'estre circoncis et l'attendoit de jour en jour, car son maistre le voulloit. Il est belle personne et grant, de l'eage de trente six ans. Et me dist que ainsy que nous faisons les prieres aux dimenches ès esglises parochiales pour les princes crestiens, ilz prient par de là en leurs musquées que Dieu les garde d'un tel homme comme fu Godeffroy de Buyllon. Et me dist qu'il luy sambloit que n'y auroit point guieres à faire à ung prince puissant de les faire tourner à nostre loy, car ilz ne se laisseroient guieres batre, mais qu'on leur laissast leur chevanche. Cest Anthoine me dist aussy que à l'issue des montaignes d'Armenye, par delà Eraclye j'estoie passé à une demie journée prez d'une grosse ville où le corps saint Basille gist174. Il me cuida faire retourner, dont je fus tout entre deux de y aler; mais on me dist que je me mettroye en grant dangier d'estre seul et, que de grant temps, je ne trouveroie sy bonne et sy seure compaignie pour passer le chemin que j'avoie entreprins. Et me dist que ledit Karman haioit fort le Grant Turc, combien qu'il eust sa seur à femme, pour ce qu'il luy avoit osté le pays du Karman175, lequel luy appartenoit et tient à un des boutz du pays qui est sien, mais le Grant Turc luy est trop fort et ne l'oze assaillir. Et me samble bien que se ledit Grant Turc estoit mis au bas du costé de par decha, que ledit Karman ne le laisseroit point en paix du costé de par delà.
Item, cedit pays de Karman ainsy que j'ay dit cy devant est devers le midi, avironné de moulthaultes montaignes et devers le north tresplain pays et a aucunes montaignes parmy, ains que sont petites isles en la mer et sans quelconques arbres qui ne les y a plantés, se ce n'est bien avant ès montaignes.
Et là,je prins congié demondit mamelu qui avoit nom Mahommet, lequel m'avoit fait moult de biens. Et ce faisoit il par grant charité; et s'il n'eust esté, je n'eusse peu faire mon chemin que a grant peine, car on ne trouvoit riens senon ès bonnes villes et eusse eu grant faim et grant froit et mon cheval encores plus, car il faisoit pour moy ainsy que pour luy, et pour mon cheval ainsy que pour le sien. Je escrips cecy affin que il me souviengne que ung homme hors de nostre foy, pour l'onneur de Dieu, m'a faict tant de biens. Avec ce, il faisoit volontiers aulmosne à ceulx qui la luy demandoient pour l'amour de Dieu. Et au partir de luy, il ne voult riens prendre de moy que ung couvre chief deslié de nos toilles de par dechà, de quoy il feist grant feste, et me fist dire tous les dangiers en quoy je avoie esté d'estre murtry qu'il avoit sceu et que desoresmais, je advisasse bien en quelle compaignie de Sarrazins je me boutteroie, car on en trouve d'aussy maulvais que les Frans. Et encores à celluy jour que la carvane se party et moy avec, quant je alay prendre congié des ambassadeurs du roi de Cypre, ilz me cuiderent ramener avec eulx; et en firent grandement leur devoir, cuidans que je ne deusse jamais passer le chemin que je avoie entreprins.
Item, je me party de ceste ville de Cuhongne en la compaignie de mon capitaine, le chief de ladite carvane. Et là se departirent tous ceulx de ladite carvane et ne demeura avec luy que ses gens et sa femme et deux de ses enfans qu'il avoit menez avec luy audit voyaige. Et vinsmes par ung tresbeau pays jusques à une ville que on nomme Athsaray176 et trouvasmes des villaiges asses bons. Et fusmes logiez en ung villaige où ilz me deffendirent que je ne alasse pas hors du logeis pour doubte que les gens dudit villaige ne me tuassent, car ce sont tresmauvaises gens. Et amprez de ce villaige, je passay une rivyere au long d'une grant plaine; et y a ung baing où viennent plusieurs mallades pour avoir guerison, comme on me dist177. Et y treuve on des maisons qui furent jadis à l'hospital de Jherusalem. Et vins depuis Quhongne jusques à Athsaray en trois journées.
Athsaray est une petite ville au pié d'une montaigne haulte qui est au midi. Et est en beau pays plain et mal peuplé. Et ceulx qui y demeurent sont tresmaulvaises gens.
Et là me fu deffendu que de nuit je ne saillisse hors de mon logeis. Et depuis ceste ville, je chevaulchay encores une journée par le pays dudict Karaman entre deux montaignes178. Et est le pays assés peuplé et le plus de Turquemans, car c'est pays de marescaiges et d'erbes et y voit on aucun pou de bois, selon la montaigne en hault. Et là, passay une petite rivyere179 qui partist le pays du Karman de celluy de l'Amorath bay que nous nommons le Grant Turc. Et là commence le pays de Karman qui est bel, ainsy que l'aultre pays plain et a aulcunes montaignes. Et passay d'encosté une ville et ung chastel que on appelle Acchary180; et le soir devant, nous avions cuidé logier en ung karvansera moult beau mais nous y trouvasmes bien vingt et cinq Arabes. Pour ceste cause, ledict Hoyarbarach ne voult point là logier, car ilz sont trop fors larrons; et retournasmes environ une lieue pour logier en ung gros villaige qui est au pie d'une montaigne: et treuve on en icelle marche assés mengier du pain, du fourmaige et du lait. Et de là, je vins Karassar181 en deux journées en venant de Athsaray. En ceste ville treuve on assés de vivres. Le pays d'entre deux est plain et beau. Je descendy par trois fois et à chascune fois, une grant demie lieue ou plus et à cela m'a il samblé que nous sommes en France plus bas que n'est celluy pays, car en aultre maniere, je ne m'en suis point grandement apercheu. De ce qu'il en est, je m'en rapporte aux geometriens qui sçavent la fourme de la terre.
Carassar est à l'Amorath bay lequel ensamble le pays du Karman. Il l'a prins par force, car le Karman veult dire qu'il doit estre sien et de son heritaige.
Et est ledit Carassar le chief du pays dû Karman et est bonne ville et bien marchande et n'est point fermée; mais il y a ung des plus beaux chasteaulx que je veisse oncques, et est assis sur une roche moult belle et toutte ronde. Et samble qu'elle ayt esté tailliée au ciseau. Et au plus hault est le chastel bel et grant, et la ville est de trois pars autour. Et de l'autre part a une haulte montaigne182 qui enclost ledit chastel ainsy que en croissant, depuis grec jusques à mestre et de l'autre part a une plaine, et passe la rivyere parmy183. Et m'a l'en dist qu'il n'y a point d'eaue au chastel que de cisteme; et n'avoit pas longtemps que les Grecz l'avoient gaignié et par leur lascheté le perdirent depuis. Carassar c'est à dire en turc pierre noire, et y fait on les pierres noires plattes dont les barbiers affilent leurs rasoirs184. Je veis en ceste ville apprester des piés de mouton, le plus que je veisse oncques et le mieux et les milleurs que je mengasse jamais, et n'avoye mengié de char cuitte depuis Quhongnopoly jusques icy. Et là nous failly faire provision pour deux jours de pain et fourmaige, car la char crue ne me plaisoit plus.
Et trouvay une viande qu'on fait en ceste marche, de noix nouvelles pelleez et parties par millieu et enfilleez en une corde, et jettent du vin cuit par dessus qui se prent et congelle comme cole. Et est tres bonne viande à mengier quant on a faim, comme char crue et les aultres vivres185.
Item, nous partismes de la pour aller a Cotthay186 où nous meismes deux journées; et venismes logier à ung carvansera loing de tous aultres logeis, et y trouvasmes de l'orge et de la paille; et n'y avoit que ung varleton qui le gardast. Et en eust bien pris qui eust voulu, mais il n'y eust oncques si hardy d'en prendre une poignié sans payer.
Et de la, venismes audit Cotthay par un bel pays bien furny d'eaue et de basses montaignes et trouvasmes une fourest toute de chesnes les plus haultz, beaulx et gros que j'aye veu partout où j'ay passé, et sont les plus droictz que je veisse oncques; et n'avoient nulles branches jusques au plus hault, neant plus que sappins. Et ne passay que par ung des boutz, et descendy bien une grande demie lieue, et estoie venu par là tout le plain pays jusques à l'entrée. Et au pié de la descendue, trouvay une petite rivyere187 qui descent d'une montaigne devers le midi, de tresbonne eaue, de laquelle ledit Hoyarbarach, sa femme, ses enfans et ses gens alerent boire, et m'en fist boire avec luy, et fu la premiere fois qu'il me donna à boire en la chose de cuir quoy il buvoit, quant il aloit à cheval.
Cotthay est une bonne ville sans nulle fermeture, mais il y a un beau chastel et grant, et sont trois forteresses l'une dessus l'autre, le contremont de la montaigne; et est tresbien fermé de doubles murs. En ceste place estoit l'aisné filz du Grant Turc188 et vey là ses gens qui vindrent au devant d'une dame qui venoit de la Mecque avec ladite carvane où j'estoie venu, comme dit est. Et estoit ceste dame femme de ung seigneur que on appeloit Camussat bayscha189 qui estoit le plus grant gouverneur du Turcq et celluy qui, en partie, l'a mis en seignourie.
Nous nous logeasmes en ceste ville de Cotthay en ung carvansera où il y avoit logiés des gens du Turc; et estoient tous pesle mesle nos chevaulx, ainsy qu'ilz ont de coustume. Et lendemain qui fu dimenche matin, que nous devions partir, je trouvay que l'on m'avoit emblé l'une des couroyes qui estoit sur ma selle, deriere, dont je troussoie mon tappis et aultres besoingnes que je portoie. Je me commenchay à debatre et a courouchier. Il y eut un esclave du Turc, d'environ cinquante ans, qui estoit ung des serviteurs dudict filz du Turc et estoit homme d'auctorité et entendy que je ne parloie pas bien la langue turquesque. Il me feist venir devant luy, à la porte du carvansera. Il me demanda en ytalien qui j'estoie. Je fu tout esmervellié quant je l'oys parler ytàlien. Je luy respondy que je estoie Franc. Il me demanda d'où je venoie. Je luy respondy que je venoie de Damas en la compaignie dudict Hoyarbarach. Il me dit que je estoie une espie, et que je venois là espier ce pays, et pour quelle raison je ne m'en alloie par mer. De quoy je fu bien esbahy. Je luy respondy que les guerres estoient grandes entre les Veniciens et les Jennevois et que nul ne se ozoit boutter dessus la mer. Il me demanda où je aloie: je luy dis que je m'en aloie à Bourse veoir ung mien frere qui estoit marchant de martres. Il me demanda d'où je estoie. Je luy respondy du royaulme de France. Et me demanda si je estoie de Guevres prez de Paris190. Je luy dis que non. Adonc, je luy demanday s'il sçavoit bien où Paris estoit. Il me respondy que oyi et que, autreffois, il y avoit esté avec un cappitaine nommé messire Barnabo. En verité, je cuide qu'il fu de ceulx qui furent prins en la bataille de Honguerye, quant monseigneur le duc Jehan y fu prins. Adoncques, me dit-il que je alasse querir mon cheval qui estoit dedans ledit carvansera et que je le luy menasse, car il y avoit des Albaniens esclaves qui me embleroient encores le demourant, ce que je feis. Puis me dist qu'il me failloit aller achepter et faire provision pour moy et pour mon cheval pour cinq jours, car je ne trouveroie riens et que je me desjunasse et mengasse de la char, car je n'en avoie point mengié depuis deux jours devant. Et me fist aprez du plaisir beaucop, et me adrecha ad ce que j'avoie à faire.
Item, me party dudit carvassera de Cotthay et m'en alay le chemin de Bourse où je trouyay d'assés haultes montaignes, et laissay le chemin qui aloit à Troye la grant entre le midy et le soleil couchant, et passay un pou de montaigne, et près de deux journées de bois; et entray en une belle plaine où avoit assés de villaiges, et assés bons selon le pays. Et vins en cinq jours de Cotthay jusques à Bourse. Et demie journée par dechà Bourse, trouvay ung assés beau villaige191 là où nous trouvasmes de la char et du raisin qu'ilz gardent freiz tout au long de l'année, comme ilz sont à vendenges. Et avant que je vinsse audit villaige, environ soleil levant, vint à cheval ung Turc de Bourse qui dist à la femme dudit Hoyarbarach que son pere estoit mort. Adoncques, elle descouvrit son visaige lequel, jusques là, je n'avoie veu et estoit tresbelle femme, laquelle faisoit ung bien estrange doel, selon nostre maniere de faire.
Nous trouvasmes aussy audit villaige de la crayme de buffle qui est tresbonne et doulce qu'ilz appelent Kaymac192 et en mengay tant que je cuiday crever, car depuis Cotthay je n'avoie guieres mengié. Et me firent les Turcs mengier char rostie, ce soir, qui n'estoit point cuitte à moittié à beaucop, et la trenchions en rostissant en la broche. Et quant ilz m'eurent fait tresbonne chiere, il y eut ung esclave Vulgaire renié, pour contrefaire le bon Sarazin, qui dist que ce seroit grand pechié qu'ilz me laissassent aler en leur compaignie, veu qu'ilz venoient du sainct pellerinaige de la Mecque, et me fu ordonné qu'il failloit que je m'en alasse devant à Bourse, et me y failly aler tout seul, une heure devant le jour. Et ainsy que Dieu m'avoit conduit par avant, ainsy me conduisit il bien ce jour j usques à Bourse, sans en riens faillir que une fois que je demanday le chemin à ung Turc. Et en trouvay plusieurs sur le chemin qui me baisoient la main et la robe, cuidans que je venisse de la Mecque, lesquelz aloient au devant de ladite carvane, et y vont à bien grande solempnité et tous les plus notables. Et quant je vins à l'entrée de ladite ville de Bourse, je vins à une place, là où il se assamble trois ou quatre rues. Dieu m'adrecha a celle dont j'avoie besoing de trouver et me mena devant le bathzar de ladite ville où tous les marchans sont, et où toutes les marchandises se font. Et là devant, le premier Crestien que je rencontray, ce fu celluy à qui Parvezin de Barut m'avoit baillié lettres pour luy porter, lequel estoit des Espignolins de Jennes193, lequel fu bien esmerveillié quant il me ouy parler à luy et me fist mener à l'ostel d'ung Florentin, là où je logay moy et mon cheval et y fu l'espace de dix jours et visetay la ville de Bourse bien à mon aise.
Ceste ville de Bourse est bien bonne ville et bien marchande, et est la milleure ville que le Turc aye194. Et est tresgrande ville qui est située au pié d'une grant montaigne que l'en nomme Olimpea, qui est devers le midi195; et de là descent une rivyere qui passe par plusieurs lieux de ladite ville qui, pour ceste cause, samble encores plus grande qu'elle n'est, car elle est faicte par villaiges, ainsy que ladite rivyere passe parmy196. Et est ceste ville où les seigneurs de la Turquie se enterrent197. Et sont assés beaulx lieux ainsy que hospitaulx, et de ceulx cy, en a trois ou quatre où on donne souvent du pain, de la char et du vin à ceulx qui le veulent prendre pour Dieu.
Là trouvay des marcbans dessus ditz qui me firent grande chiere et me menerent partout. Et quatre ou cinq jours apres que mondit cappitaine fu venu, ilz me accompaignerent pour le remercier de la bonne compaignie qu'il m'avoit faite, puis luy dis adieu. Il estoit assis sur ung hault siege de pierre ainsy que estoient plusieurs aultres en celluy bathsar, car il y seoit des plus notables de la ville. Et treuve on là à vendre draps de soye de toutte sorte, riche pierrerie et tresgrande quantité de perles et a bon compte, et toilles de cotton et beaucop aultres choses qui seroient trop longues à raconter198.
Et assés prez de là a ung aultre bathzar où on vend les cottons et du savon blanc qui est 1~ une tresgrande marchandise. Et sy y veis vendre des Chrestiens, hommes et femmes, dans une halle moult haulte, qui est une chose piteuse à veoir et les assiet on. sur les bancz. Et ceulx qui les veulent achepter ne voient que le visaige, les mains et un pou des bras des femmes. Je avoie veu à Damas vendre une jeune fille de quinze à seze ans, noire. Et la menoit on toute nue, fors que le ventre et te derriere et ung pou au dessonbx, et la menoit on au long des rues. Et fu en ceste ville de Bourse où je mengay premierement du cavyaire avec l'uyle d'olive, lequel, quant on n'a aultre chose que mengier, ne vault gueires que pour les Grecz. Je attendy sy longuement en ceste ville pour avoir compaignie d'aulcuns marchans qui devoient aler en Pere mener des espices qu'ilz avoient acheptées des gens de la carvane. Et pour ce que nul ne passe le destroict que nousnommonsle bras Sainct Georges de la Turquie en la Grece, s'il n'est homme de congnoissance, et ledit destroict est devant Constantinoble ou devant Pere, ilz me firent avoir une lettre dudit seigneur de la Turquie qui estoit en ceste ville de Bourse comme dit est, de laquelle je ne me aiday point et la portay tousiours avec moy et trouvay maniere de passer avec lesdis marchans Jennevois.
Il y a aussy en ceste ville ung tresbeau chasteau et grant sur une basse montaigne qui est en l'un des boutz de la ville devers ponant; et y a bien mil maisons dedans. Et là est la maison du seigneur, tresbelle et y avoit, comme l'en me dist, bien cinquante des femmes du Grant Turc et est ladite maison de grande plaisance par dedans, car il y a ung jardin et ung tresbel petit estang où le seigneur se ebast,quant il luy plaist, avecaulcunede ses femmes, dedans une barquette ainsy que l'en m'a dist, car je ne l'ay pas peu veoir que par dehors.
Et estoit en ceste ville le seigneur de la Turquie que l'on nomme Camussat bayscha qui est ainsy que nous dirions gouverneur ou lieutenant. Et est cestuy cy tresvaillant homme que le Turc ayt et de plus grant entreprinse. Et pour ceste cause et pour aultres, l'a il mis en ceste seignourie. Je demanday comment il tenoit celluy pays et s'il y estoit obbey; il me fu dist qu'il y estoit obbey comme le seigneur Amorath, et avoit dessus cinquante mil ducatz de pension chascun an. Et toutes et quantesfois que le Turc avoit à faire, il luy menoit vingt mil hommes à ses despens. Lequel Camussat, samblablement, avoit gens ses pensionnaires, lesquelz luy amenoient l'un mil, l'autre deux mil, l'autre trois et chascun de degré en degré, selon leur fait199 Pour ceste cause, quant il avoit à faire de gens, il les trouvoit incontinent pretz et ne leur donnoit nulle aultre chose.
Item, je prins charge en ceste ville de Bourse à la requeste d'aulcuns marchans florentins de mener avec moy ung Espaignol, et croy qu'il fu renié et estoit esclave du Souldan, et s'en estoit fuy jusques là; lequel je menay à mes despens jusques à Constantinoble, et là le laissay. Je ne sçay ce qu'il devint depuis.
Je me party de ceste ville de Bourse en la compaignie de trois marchans Jennevois qui menoient leurs dites espices à Pere. Et pour aler plus seurement, me feisrent achepter un rouge chapeau hault et une huvette de fil d'archal, lequel habillement je portay jusques à Constantinoble. Et traversasmes une plaine qui est devant ladite ville de Bourse devant la tremontaine200. Et trouvay une rivyere moult parfonde qui court parmy ladite ville, laquelle nous passasmes sur ung pont et va cheoir en la mer dedans le goulfe qui est entre Constantinoble et Galipoly environ quatre lieues au dessoubz de Bourse. Et puis je passay une journée de montaignes pour la terre qui estoit argilleuse et pleine de bois201. En ladicte montaigne, a de petis arbres qui portent un fruit plus gros que grosses cerises et de la fachon et goust de freses, excepté qu'il est ung pou aigret et est tresplaisant à mengier, mais qui en mengue beaucop, il enteste les gens comme qui seroit yvre et le treuve on en novembre et en decembre202.
Item, je descendy de ceste montaigne et vins à une plaine entre deux montaignes203. Et au bout de ceste plaine a ung moult grant lach et il y a je ne sçais quantes maisons204. Et fu le lieu où je veis premierement faire les tappis de Turquie. Et croist en ceste vallée grant foison de riz. Et voit on du dessus de ladite montaigne devers ponant, ledit goulfe de Gallipoly. Et couchay la nuiet en celle vallée.
Item, au partir de là, trouvay arriere pays de montaignes et vallées et pays d'erbaiges. Et trouvay une forest de haulte fustoye tresmal aysiée à passer à cheval, car, sans guide, à peine y sçauroit on tenir le chemin, lequel est tant parfond que, à grant peihe, les chevaulx s'en peuvent tirer hors. Et croy que c'est la forest que on treuve au livre de Goddeffroy de Buyllon, qu'il eust sy grant peine à passer. Celle nuict, je logay oultre la forest en ung villaige, environ quatre lieues au dessoubz de Nichomedie205 qui est une bonne ville et y a ung havre qui part du goulfe de Constantinoble que on appelle le Lenguo lequel s'en va jusques audit Nichomedie et a environ ung traict d'arc de large. Et est tout celluy pays mal aysié à passer.
Item, de l'aultre costé, tirant vers Constantinoble a ung tresbeau pays et assés bon et y treuve on plus de Grecz que de Turcqs qui haient plus les Chrestiens que ne font les Turcs et logay à ung villaige nommé...206
Item, de là me party et passay par ung tresbeau pays, et laissay le chemin de Nique qui est près de la mer Maiour devers le tremontaine et tiray costoiant le goulfe de Constantinoble et me logay en une ville où n'a nulles gens que Grecs laquelle a esté destruicte et n'est pas de grant valeur207. Et de là je vins logier en ung villaige asses prez de Scutary et tout ce pays là est bel et plaisant et assés fertile.
Item, lendemain nous venismes à Escutary qui est ung villaige sur le destroict que nous appelons le bras Sainct George, au droit de Pere, Et là passay ledict destroict avec lesdis marchans, et y avoit des Turcs qui gardoient le passaige et recepvoient l'argent du tribut qu'il failloit baillier pour passer et passasmes en deux vaisseaulx qui estoient aux Grecs. Et a audit Escutary assés bon lieu pour chargier et deschargier gens et chevaulx, mais aussy est il bien aisié à deffendre la descendue, et y a des roches que on fortefieroit bien pour garder ledit passaige. Et de la arrivay à Pere, et par la carte marine peut on veoir la largeur dudit destroict.
Pere est une ville moult grande208 qui est à la seignourie de Jennes, qui adont se gouvernoit de par le duc de Milan qui s'en disoit seigneur. Elle ne me samble point à veoir bien forte du costé de la terre, devers une église qui est prez de la porte qui tire selon le bout du havre devers la terre209. Et sont en ceste ville tout la pluspart de Jennevois marchans, qui gouvernent ladite ville. Il y a ung potestat et aultres officiers à leur maniere. Et y demeurent aussi des Grecz et Juifz; et est une ville bien marchande et ont grant hantise avec les Turcs, lesquelz ont en ladite ville une telle franchise comme il me fu dist que se ung Crestien esclave se eschappoit desdis Turcs et s'en venist là à refuge et lesdis Turcs l'envoient requerir, il fauldroit que ilz leur rendissent210. Il a, en ceste dicte ville de Pere, le plus beau havre que je visse oncques et croy qu'il soit ès Crestiens. Car les plus grosses carraques de Jennes y peuvent venir mettre escale en terre comme plusieurs gens sçavent; et pour ce, je m'en deporte de en plus parler. Je trouvay en ceste dicte ville de Pere ung ambaxadeur que le duc de Milan envoioit devers le Grant Turc et l'appelloit on Messire Benedic de Fourlino, lequel pour l'onneur de Monseigneur me fist bonne recueillote et l'envoioit ledit duc de Milan pour trouver ung appaisement entre l'empereur Sigemond et son royaulme de Honguerie et entre le Grant Turc pour ce que, celluy temps, ledit duc de Milan se aidoit de l'Empereur encontre les Venissiens211. Et me dist ledit Messire Benedic qu'il avoit esté cause de faire perdre Salonique aux Venissiens pour leur faire dommage et la faire gaignier au Turc; de quoy il fist grant dommaige. Car j'en veys depuis des gens de celle ville renier la foi de Jhesucrist et prendre la loy de Mahommet que les Turcs tiennent. Et en veis de ceulx qui samblablement avoient faict ung peu paravant.
Je trouvay en ceste ville de Pere ung Neapolitain de l a ville de Napples qu'on appeloit Pietre de Napples lequel estoit marié en la terre de Prestre Jehan, comme il me dist. Il me tempta fort pour moy emmener avec luy; auquel je demanday des choses beaucop, que cy après j'ay mis en escript; s'il me dist vérité ou non, je m'en rapporte à ce qu'il en est et n'en fais riens bon.
Premièrement: il me dist que quant il ala en ce dit pais du Prestre Jehan, il y ala avecques deux hommes que Monseigneur du Berry y envoyoit devers ledit Prestre Jehan, c'est assavoir ung poursuivant et ung aultre homme de bas estat, lesquelz sont mors depuis deux ans, c'est assavoir l'an mil CCCC et XXX, et estoient l'un d'Espaigne et l'aultre du royaulme de France.
Item, il me dist que quant il ala audit pays d'Etioppe et qu'il s'en ala par Alexandrie au Caire, le contremont de la rivyere du Nil xv jours, et puis entra en la mer.
Item, me dist que ledit Prestre Jehan est bon catholique et obéissant à l'église de Romme et qu'il est ung moult grant seigneur et qu'il tient un moult grant pays. Et que quant il veult faire armée, il assemble bien iiii millions d'hommes. Et me dist qu'ilz sont gens de grant estature, et qu'ilz sont ne blans ne noirs, mais sont de coulleur fauve et qu'ilz sont gens vertueulx et saiges.
Item, me dist qu'il fait tousiours guerre contre ung grant seigneur qui est prez de son pays, devers le soleil levant, lequel ils nomment Chinemachin212, et, nous l'appelons le Grant Can.
Item, me dist que ledit Prestre Jehan a xii grans seigneurs autour de son pays lesquelz luy paient tous les ans, certain nombre d'esclaves et d'or et sont ainsi que esclaves audit seigneur.
Item, me dist que l'or croist audit pays d'Ethioppe et qu'il y en a largement et aussi le gingembre et nulles autres espices n'y croissent. Et me dist qu'il y a moult d'estranges bestes comme lyons, elephans, sçarafes, licornes et goristes ainsi que ung homme sauvaige, excepté qu'ilz ont bien deux piez et demi de queue et est moittié blanc et moittié noir. Et si y a d'autres bestes moult merveilleuses. Par especial, il dist qu'il y a serpens qui ont cent et L braches de long et sont moult perilleuses bestes: et quant ilz veullent, ilz portent la teste bien v toyses hault et le corps est ainsi que l'arbre d'une carraque et porte un esperon dessoubz la queue que, qui le porte en guerre, son ennemy ne peut avoir durée contre luy. Et me dist que ce seigneur n'a nulles navires, ne homme qui les sache faire et qu'il estoit venu par dechà en partie pour en y mener aucuns.
Item, me dist que celluy grant seigneur que l'on nomme Chinemachin a bien viiiu grosses naves trop plus grosses qu'il n'en y a nulle par dechà: et que en son pays se treuvent les pierres precieuses et les espices et les autres merveilles que Alixandre raconte.
Item, me dist que nul ne pourroit aler en yceluy pays par mer pour plusieurs raisons: l'une que le pays est trop loing, l'autre que le courant est trop fort, car nul vaisseau n'y pourroit aler ne approchier la terre devers le midy; l'autre, que la tramontaine ne s'y voit point. L'autre qu'il dist que obscurité y est si grande, en tout temps, en une partie de cette mer, qu'il n'est vaisseau que, tout aussi tost qu'il y touche, que jamais plus en soit nouvelles.
Et dist que ceste obscurité se boutte encore en sa terre, et que elle est si grande que se deux hommes y estoient l'ung d'en costé l'autre, qu'ilz ne se verroient point l'un l'autre. Et me dist aussi que, en celluy pays d'Ethioppe, sont les plus haultes montaignes de tout le monde. Je le viz achepter des miroirs pour ce qu'il dist qu'il n'y en a nulz par delà et que ce qui luy couste deux perpres213 par dechà, luy vauldroit par delà v ducatz ou plus.
Item, me dist que en ycelluy pays, l'yver y est depuis le my may jusques en my septembre et qu'il y pleust moult fort et que, en decembre, on y sayme les blez et que on y vendenge au mois de fevrier. Et me dist que le pays y est moult fertille de tous biens et de tous vivres. Et de ce que nous disons que les pierres precieuses viennent de celluy pays, il dist qu'il ne s'y en treuve nulles, se elles ne viennent d'autres pays, mais on en treuve assés au pays de celluy grant seigneur Chinemachin, comme dit est. Et dist que la rivyere qui passe au Caire que nous appelons le Nil, ilz l'appellent le Gyon. Et dist qu'elle vient de celluy pays, par entre deux montaignes, et dist pour ce que l'on treuve en escript que elle vient de paradis terrestre, ensamble le Tygre et Euffrates que, saulve la grace de ceulx qui le dient, il est de là dont ilz viennent tous quatre. Toutesfois, il dist que le Nil passe par d'entre ces deux montaignes et n'est que une petite rivyere, et part d'une grant caverne. Et auprez du passaige, le Prestre Jehan a fait faire deux grosses tours et une grosse chaisne de l'une à l'autre, affin que nul ne voise dedans celle caverne, car il dist que l'en y soulloit entrer et que, puis que ung homme estoit dedans, que jamais il n'en partoit. La cause pourquoy, car il me dist que l'en dist que la dedans, a ung tresdoulz chant qu'ilz ne s'en veullent plus partir. Et me dist qu'il a esté jusques audit passaige, mais on ne l'a pas laissié aler plus avant, et cecy fait ledit Prestre Jehan, pour ce qu'il ne sçavoit où ilz aloient ou en enfer ou en paradis. Et me dist que on oist bien ledit chant, et que s'il plaisoit au Prestre Jehan, qu'il feroit bien aler la rivyere autre part. Mais il la laisse pour ce que il y a moult de Crestiens demourans sur ladite rivyere du Nil.
Item, il dist que quant il a quatre ou cinq enfans, que il les fait nourir en ung pays qu'il a, encloz de moult haultes montaignes. Et quant ilz viennent à congnoissance, que le plus devot et le plus bien condicionné est celluy qui est seigneur après le pere. Et les autres vivent en celluy pays en moult de delices. Et quant ilz en partent hors, ilz portent une chaisne d'or au col en signifiance qu'iiz ne sont point seigneurs. Et cecy se fait affin que le pays ne se departe et que la seigneurie s'entretienne tousiours.
Item, il me dist que, de son temps, depuis qu'il estoit allé audit pays, il a veu conquerre sept royaumes. Et me dist aussi que quant ledit grant seigneur Prestre Jehan chevaulche, qu'il fait porter la croix devant lui.
Item, me dist qu'ilz se baptisent ainsi que fist Nostre Seigneur es rivyeres et dient les paroles telles que nous faisons, excepté qu'ilz ne font point les cerimonies telles que nous et dient: Je te baptise au nom du Pere, du Filz et du Sainct Esperit. Et ont du sainct huylle, Et les enseignes qu'ilz portent au visaige, ils les font d'un rasoir pour estre plus beaux; et dist que d'ancieneté, ilz sont ainsi et que Alixandre leur fist faire cette enseigne la premiere fois, pour ce qu'ilz se rebellerent deux ou trois fois. Et depuis ont tousdis ainsi continué.
Item, me dist qu'ilz disent la messe à la loy grequesque quant est à celebrer le corps Nostre Seigneur de pain levé, mais quant aux parolles, ilz dient ainsi que nous disons, mais ilz ne dient pas toutes les cerimonies. Et dist que ilz se acommunient tous les dimenches. Et me dist que toutes fois que ùng de ces seigneurs meurt, qu'il ordonne à son filz que tousdis, il face obeissance au pape de Romme.
Item, me dist que quant le Roy de Cypre conquist Alixandrie, le grant pere de celluy seigneur qui est aujourdhuy se partit de sondit pays pour venir en Jherusalem et avoit en sa compaignie trois millions de gens. Et quant il vint sur la rivyere du Nil, nouvelles luy vindrent que ledit roy avoit habandonné ladite ville d'Alixandrie. Il me dist qu'il fist adviser combien de gens il avoit, et trouva l'en qu'il en avoit perdu deux millions de mortalité et de chault, et conclud de s'en retourner.
Item, dist que en soy retournant, il conquist deux royaulmes. Et de tout ce qu'il conqueste, il fait les plus jeunes Crestiens, et tout le demourant il fait mourir. Et me dist aussi qu'il n'est point criminel et qu'il ne fait mourir nulles gens par justice se ne sont ydolatres ou trahitres.
Et pour revenir à mon chemin, quand je montay au vaisseau des Gréez à Escutari, ilz cuiderent que je fusse Turc et me firent de l'onneur beaucop. Et quant ilz me eurent descendu en terre, je alay en la ville demander ung marchant de Jennes à qui je portoys lettres, et s'appelloit Cristofle Parvezin. Lesditz Grecz sceurent que j'estoye Crestien et quant je retournay vers mon cheval que j'avoye laissié à la porte en garde, je trouvay iceulx Grecz qu'ilz n'estoient que deux et là me vouldrent raençonner et faire paier plus que je ne devoys pour mon passaige; ils me eussent voulentiers batu, si je l'eusse volu souffrir, car en cestuy temps, ilz heoient fort les Crestiens et fus en dangier d'estre bien escous, mais j'avoye encores mon espée et mon bon tarquais et ne me firent riens. Et me vint à la rescousse ung cordouannier Jennevois qui demouroit emprez de la porte.
Je escrips ces choses pour advertir aucun autre si demain ou après il avoit affaire à eulx. Carautant que j'ay hanté lesditz Grecz et que m'a peu touchier et que j'ay eu affaire entre eulx, j'ai plus trouvé d'amitié aux Turcz et m'y fieroye plus que auxditz Grecz. Car, comme il m'a peu sambler, ilz ne aiment point les Crestiens obeyssans à l'eglise de Romme. Et l'obeissance qu'ilz ont depuis faicte, je croys qu'ilz l'ont plus faicte par povreté et disette que pour amour qu'ilz eussent à l'eglise de Romme. Combien qu'il me fu dit que ung pou par avant que je passasse, ilz estoient venus à la derniere maudicion du Pape qu'il leur avoit donnée à ung conssile general où ilz furent tenus pour scismatiques et les maudit, que tous fussent serfs à ceux qui estoient serfs. Et vueult on dire que, en icelluy temps,toute la Turquie et la Rommenie estoient obeissans à l'empereur de Constantinople et aux Grecz. Et avant que je passasse par icelle contrée, le Grant Turc avoit conquis toutes les deux Vallaquies, c'est assavoir la grande et la petite et n'y avoit plus nulle cité, ville ne fortresse qui fust en l'obeissance de l'empereur de Constantinople que tout ne fust subgect ou tributaire au Turc.
Le iie jour que je fus arrivé en Pere, je traversaycle havre qui n'est point large, mais il est bien parfond pour aler veoir ladite cité de Constantinople. Et illec avoit des marchans Venissiens, Jennevois et Cathelans entre lesquelz il y eust ung Cathelan qui m'avoit autresfois veu à Bruges et l'appeloit on Bernard Carmer, lequel me recongneust à ma parole et me fist tresbonne chiere et grant recueillote. Et me pria que je me voulsisse partir de ladite ville de Pere pour aller logier en son logeiz en Constantinople et visiter ladite cité à loisir. Et ainsi le feiz je.
Si nous apprestasmes tous deux pour traverser ledit havre a la premiere marine et venir en ladite cité de Constantinoble qui jadis estoit appellée Bizance la grant.
Constantinoble est une cité moult grande et spacieuse, faicte comme ung escu a trois poinctes de quoy l'une est sur le destroit que nous appellons le bras Sainct Georges. Et a de l'un des costés devers le midi, ung gouffre assés large qui dure de la jusques à Gallipoly, et de l'autre, vers le north est le havre. Et vueult on dire qu'ilz sont trois grosses citez et en chascune a vii montaignes. C'est Romme, Constantinoble et Anthioce. Au regard de moy, il me samble que Romme est plus grande et plus reonde que Constantinoble. Et quant à Anthioce, je ne la veiz que en passant et ne peus sçavoir combien elle comprent, fors que les montaignes sont plus grandes que celles de Romme et de Constantinoble. On dist aussi que ceste cité a xviii milles de tour en ses trois quarrés. Et l'autre tiers est sur la terre devers soleil couchant. Et est tresbien fermée d'assés bonnes murailles tout autour et, par especial, la part qui est vers la terre; laquelle premierement de l'un coing à l'autre qui sont vi milles, comme dit est, a ung fossé tout curé, excepté à ung des boutz devers Pere, environ iic pas du palais qu'on appelle la Blaquerne pour ce que d'eulx mesmes les fossés sont assés parfons pour une montaignete qui est au devant. Et me fu dit que autresfois l'ont cuidié prendre par icelle place. Et après ces fossés, environ xvi ou xx piez, il y a une fausse braye de bonne muraille et haulte. Et après sont les haultz murs de la ville, lesquelz sont beaulx et bons et fors de ce costé. Et y souloit avoir aux deux deboutz deux beaulx palais et fors, comme encoires il y peult apparoir par les murailles et edefices qui y sont. Et me fu dit que ung Empereur les fist abatre pour ce qu'il se trouva en dangier et prisonnier du Grant Turc, lequel le volt contraindre de rendre la cité de Constantinoble ou de le faire mourir. Lequel Empereur respondi qu'il amoit mieulx mourir que faire ung si grant dommaige à la Crestienté et que sa mort ne seroit point si prejudiciable comme seroit la perte de Constantinoble, et ainsi eslut il la mort. Et quant le Turc vit cecy, il luy fist dire qu'il fist abatre les deux palais et la place qui est devant Saincte Sophie et il le delivreroit, pensant mais que les ditz palais feussent abbatus, que aisement après il concquesteroit ladicte cité. L'Empereur l'accorda et ainsi le fist faire comme il appert encoires214.
Il y a dedans ladite cité ung petit havre215 pour mettre iii ou iiii galées du costé du midi, assés prés d'une porte où il y a une montaignette des os des Crestiens qui partirent de Jherusalem et de la terre de promission et d'Accre après Gaudeffroy de Billon, lesquelz Crestiens estoient en grant nombre et vinrent sur le destroit de Constantinoble et les Grecz qui les aloient passer, à mesure que ilz les avoient menés en icelle place qui est bien avant en la ville, hors de la veue des autres, ilz les tuoient tous216. Et eussent tout tué, se n'eust esté ung page qui repassa devers les autres, et leur dist vraiment que tous ceulx qui estoient passés estoient mors. Et ainsi le demourant s'en ala autour de la mer Maiour en bien grant nombre. Et vueult on dire que ce sont ceulx que l'on appelle maintenant Cercays, Zigues217, Gothlans218, Avar219 et Mingrelins. Et sont toutes ces gens cy gros Crestiens habitans autour de la mer Maiour. Je n'en sçay que par ouy dire, car il y a grand piece que ce fu.
Tout ainsi que les grosses carraques peuvent venir devant Pere, semblablement font à Constantinoble. Et est ceste cité cy faicte par villaiges et y a beaucop plus de vuyde que de plain. Il y a de moult belles eglises, c'est assavoir l'eglise de Saincte Sophie qui est la maistresse eglise où le patriarche se tient et autres gens comme chanoines, laquelle eglise est assés prés de la poincte, devers le soleil levant, et est grande eglise faicte sur le reond220. Et dist on, anciennement, elle souloit avoir trois milles de tour. Mais maintenant, elle n'est pas si ample; et estoit faicte par cloistres, dont il yen a encoires trois et sont pavez de larges marbres, blancz et lambroissiez. Et y a des portes d'airain haultes et larges. Et puis y est le corps de l'eglise de trois estages tous d'une fachon. L'ung est dessoubz terre, l'autre sur la terre et le tiers est hault. Et va on tout autour ainsi que en maniere d'un cloistre et est tout lambroissié et pavé de large marbre. Et sont les pilliers gros et de plusieurs couleurs. Et dist on que, en ceste eglise, est une des robes de Nostre Seigneur et le fer de la lance et l'esponge dont il fu abreuvé et le rosel marin. Mais je y ay veu derriere le cuer les grandes bendes de fer du gril sur quoy sainct Laurent fu rosti. Et je y ay veu une pierre large comme ung lavoir où on dist que Abraham donna à mengier aux trois angels qui aloient pour destruire Sodome et Gomorre. Je veiz un jour ledit patriarche221 faire le service à leur maniere auquel estoient l'Empereur222, sa mère223, sa femme qui estoit une tresbelle, dame, fille de l'empereur de Trapezonde224, et son frère qui estoit dispot de la Mourée225. Je attendi tout le jour pour veoir leur maniere de faire, et firent un mistere de trois enfans que Nabuchodonosor fist mettre en la fournaise226. Et fus tout le jour sans boire et sans mengier jusques au vespre, bien tard, pour veoir l'Emperix, laquelle avoit disné en ung hostel prez de là pour ce qu'elle m'avoit samblé si belle à l'eglise, pour la veoir dehors, et la maniere comment elle aloit à cheval et n'avoit avec elle que deux dames seulement et deux ou trois hommes anciens d'estat, et trois de telz gens comme les Turcz font garder leurs femmes. Et quant elle vint hors de l'hostel, on apporta ung banc sur lequel elle monta et puis luy amena on ung tresbeau ronchin sellé d'une belle et riche selle. En alant près dudict banc, print ung de ces anciens hommes notables ung long manteau qu'elle portoit et s'en ala de l'autre costé du cheval et sur ses mains estandi ledict manteau le plus hault qu'il peut. Elle mist le pie en l'estrier, et tout ainsi que ung homme, elle monta à cheval et puis luy rejecta le manteau sur ses espaules et luy bailla ung de ces longz chapeaulx à poincte de Grece, sur lequel au long de ladicte poincte avoit trois plumes d'or qui luy seoient tresbien. Elle me sambla aussi belle ou plus que paravant. Et me approchay si prés, que on me dist que je me traisse arriere et me sambloit qu'il n'y avoit riens à redire, fors qu'elle avoit le visaige painct, qui n'estoit jà besoing, car elle estoit jeune et blanche. Et avoit en ses oreilles, pendu en chascune, ung fermail d'or large et plat où il avoit plusieurs pierres et plus de rubis que d'autres. Et semblablement, quant l'Emperix monta à cheval, firent ainsi les deux dames qui estoient avec elle, lesquelles estoient aussi bien belles et estoient habiliées de manteaulx et de chapeaulx, et puis s'en alla au palais de l'Empereur qu'on appelle la Blanquerne, vers la terre227.
Il y a devant ceste église de Saincte Sophie une moult belle place, où anciennement souloit avoir ung beau lieu en maniere d'un palais cloz de belles murailles, comme il samble, où ilz souloient faire leurs esbatemens comme il me fu dit228. Et je y veiz le frere de l'Empereur dispot de la Mourée, à xx ou xxx chevaulx. Chascun portoit son arc et couroit au long de ladite place à cheval. Et jettoient leurs chapeaulx devant et puis celluy qui povoit ferir le plus prés en courant, par derriere, c'estoit le mieulx fait à leur guise. Aussi est ce une de leurs habiletez et qu'ilz apprenent des Turcz. Et il y a auprès de ceste poincte l'eglise de Sainct George qui est belle229. Et y a devers la Turquie au plus estroict une tour. Et me samble que à cest endroict, le passaige n'est pas bien large. Et en alant de l'autre costé devers le ponant, il y a ung moult hault pillier de pierres quarrées où il y a des lettres escriptes, lequel est bien hault et dessus est Constantin l'Empereur, de metail sur ung grand cheval tout de fondure et tient le sceptre en l'enchlenche main et a le bras droit tendu et la main ouverte devers la Turquie et le chemin de Jherusalem par terre, en signe que tout celluy pays jusques en Jherusalem luy souloit estre obeyssant, et ne sçay point en quelle maniere on l'a peu mettre là dessus, veu la grandeur et le poix de quoy il est230. Et assés près dudit pillier en a iii autres d'un renc, chascun d'une pierre sur lesquels souloit avoir trois chevaulx dorez lesquelz sont maintenant à Venize231. Il y a encoires une belle et gente eglise qu'on appelle Pantheacrator232 où il y a des religieulx qu'on appelle Kalogiros et sont comme nous dirions moynes de l'Observance. En ceste eglise est la lame ou pierre que Nichodeme avait faicte pour mettre sur son monument, sur laquelle pierre de diverses couleurs Jhesucrist fut mis, quant on le descendit de l'arbre de la croix et que Nostre Dame le mist sur son giron. Et est une moult devote chose, comme il me samble, car on y voit toutes les larmes que Nostre Dame ploura, qui cheoient sur ladite pierre et non mie sur le corps de Jhesucrist. Et véritablement, je cuiday de prime face que ce fussent gouttes de cire et y mis la main pour les touchier et puis me abaissay bas pour veoir contre le jour et me sembla que c'estoient gouttes d'eaue engelées. C'est une chose que plusieurs gens ont vue. Il y a aussi en ceste eglise les sepultures de saincte Helaine mere de Constantin et de Constantin qui sont elevées de environ viii piedz de hault, chascune sur un reond pillier sur la fachon d'un diamant pointu de iiii quarrés. Et autresfois que on dist que les Venissiens eurent grant puissance à Constantinoble, ilz emporterent le corps de saincte Helaine à Venize lequel est tout entier233. Et dist on qu'ilz ne peurent oncques ouvrir celluy de Constantin et est assés vraysamblable, car on voit deux grosses pierres qui sont rompues par là où on le vouloit ouvrir. Et sont lesditz deux sepultures de la couleur de jaspre sur le vermeil comme une brique. Il y a encoires une autre eglise que on appelle Sainct Apostole234 où il y a ung tronchon plus hault qu'ung homme de la coulompne où Jhesucrist fust attachié pour estre batu en la maison Pilate, laquelle est de pareille pierre que les deux autres tronchons que j'ay veuz, l'ung à Romme et l'autre en Jherusalem; mais cestuy cy est plus grant le tiers que les deux autres ne seroient ensamble. Et est ceste eglise cy aussi bien belle et y a des corps saincts grecz tous entiers que voit qui vuelt. Et sont eslevés en sarcus de bois et y en a l'ung qui eut la teste coppée et on luy a mis la teste d'un autre sainct à l'endroict de la sienne. Ilz sont tous entiers et y a longtemps qu'ilz y sont, mais ilz ne les tiennent point en telle reverence que nous faisons les corps sainctz par dechà. Et ainsi ne font ilz ladite pierre ne la coulompne, laquelle n'est seulement que couverte d'aix autour et est toute droicte près d'un pillier à la dextre main, quant on entre en l'eglise par la porte de devant. Il y a encoires une autre eglise que on appelle la Blaquerne près du palais de l'Empereur et des murs du costé de la terre, envers Pere, là où sont les fossés que je dis qui ne sont pas glacissez235. Et me samble que ceste eglise cy, qui n'est pas grande, d'autant qu'elle contient, est aussi belle ou plus que nulle de toutes les autres, car elle est pavée, paincte, lambroissiée et tout ce que faire se peut. Il me samble qu'il n'y a riens à redire fors qu'elle est ung pou mal couverte. Je croy bien qu'il y a des autres eglises où je n'ay point esté. Il y en a une où on celebre et dist on, chascun jour, messe selon l'ordonnance de Romme, où les marchans vont tous les jours à l'endroit du passage de Père236.
Je veiz en ceste ville plusieurs marchans et de plusieurs nations, mais les Venissiens sont ceulx qui ont plus d'auctorité. Ilz y ont ung ofncier que on appelle baille, lequel n'a de riens à respondre à l'Empereur, ne a ses officiers et n'ont quelque congnoissance sur eulx et ont eu ceste franchise passé longtemps, comme on dist. Et me fu dist que ce ne feussent lesditz Venissiens, Constantinoble eust esté gaignée des Turcz, par deux fois, l'une que leurs galeres aloient à la Tane où ilz envoient tous les ans, vindrent si à poinct devant Constantinoble que les Turcz assailloient la cité et estoient bien cent mille, ce dist-on, au coing où les fossés ne sont point glacissez, ceulx desdites galeres ne firent que descendre et venir pour deffendre la ville qui estoit en tresgrant dangier, ce dist on, et croy que Dieu l'a plus gardée pour les sainctes reliques qui sont dedans que pour autre chose. Et samblablement, longtemps après, on dist qu'elle fut une autre fois rescousse des galeres qui revenoient de la Tane.
L'Empereur de Constantinoble est en grande subjection du Grant Turc, car il me fut dict qu'il luy paye tous les ans xM ducatz de tribut seulement pour le corps de la ville de Constantinoble, affin qu'il ne luy demande riens et ne tient plus autre chose en toute la Grece que une petite cité que on appelle Salubrie et ung chastel à iii heures de Constantinoble devers le north. Et samblablement que les Venissiens ont, est de par le Turc, à Constantinoble, ung officier pour le fait de la marchandise que les Turcz font à Constantinoble; et n'ont les Turcz riens à respondre aux gens de l'Empereur. Et, se d'aventure, aucun esclave crestien eschappoit de la maison des Turcz et s'en venoit à Constantinoble, il fauldroit que l'Empereur ou ses gens le rendissent au Turc237.
Le marchant Cathelan chez qui j'estoye logié dist à ung des gens de l'Empereur que j'estoye à Monseigneur le duc de Bourgongne, lequel me fist demander s'il estoit vray que le duc de Bourgongne eut prins la Pucelle, car il sambloit aux Grecz que c'estoit une chose impossible. Je leur en dis la vérité tout ainsi que la chose avoit esté, de quoy ilz furent bien esmerveilliez.
Les marchans Cathelans et autres me menerent ung après disner au palais de l'Empereur veoir une solennité que on faisoit ainsi que nous faisons le jour de la Chandeleur et celebrent après disner. Et veiz l'Empereur en son estat, assis sur une couche au bout d'une sale. Et l'Emperix regardoit de dessus une chambre en hault et ne vint point en bas venir veoir l'office. Et sont les chappelains qui chantent l'office estrangement habilliez et chantent par cuer, selon leurs dois. Environ iiii ou v jours aprez, ilz me menerent encoires veoir une feste qui se faisoit d'ung des parens de l'Empereur qui se marioit. Et y jousta on à leur maniere qui est bien estrange ce me samble. La maniere est telle: il y avoit planté ung grant pal au millieu d'une place et y avoit là attachié ung grant aix d'environ iii piés de large et de v de long. Et estoient bien là XL chevaulx qui venoient courant l'un après l'autre, chascun ung petit baston en sa main et firent assés de manieres et n'avoient piece de harnois. Et quant ilz eurent couru environ demie heure, on apporta environ LX ou iiiiXX perches toutes telles que on faict par dechà pour couvrir les maisons d'estrain, mais elles estoient plus longues. Et le sire de nopces commencha le premier et en print une qui ployoit tresfort en courant et courut tant que le cheval pouvoit aller et ferit à celle quintaine, à la forte course, tant qu'il rompy sa perche sans grant branle. Et alors commencerent à huer et à jouer de leurs instrumens qui sont nacquaires comme ceulx des Turcz. Après chascun prenoit sa perche et les rompoit trestoutes, excepté que, en la fin, le sire des nopces en fit lyer deux ensamble qui n'estoient pas trop fortes et les rompy sans se bleschier, qui sambla que fut bien faict. Et estoit l'Empereur aux fenestres et l'Emperix aussi, laquelle estoit tousiours tresbelle fille, ce me sambloit. Ainsi la feste se departy qu'il n'y eust nul bleschié et s'en ala chascun a son logeis.
Je me partis de la dicte ville de Constantinoble le xxiiie jour de janvier l'an M.CCCC.XXX.III en la compaignie d'un gentilhomme nommé Messire Benedic de Fourlino lequel aloit en ambaxade de par le duc de Milan devers le Turc, comme dist est. Et estoit en sa compaignie ung gentilhomme qui estoit aussi au duc de Milan et l'appelloit on Jehan Visconte, et avoit ledit ambaxadeur en sa compaignie vii personnes et x chevaulx, car il fault porter par la Grece tout ce de quoy on a necessité par le chemin.
Et au partir de Constantinoble a ung passage qui est sur la mer que l'on nomme Rigory238 qui fut jadis assés fort, car la mer y entre au long d'une vallée bien xx miles et iUec a ung pont et une tour; mais les Turcz l'ont abbatue et y a une moult longue chaude et ung villaige de Grecz; et qui vuelt venir à Constantinoble par terre, il fault passer par la ou à ung autre passaige qui est ung peu au dessus sur une rivyere qui vient là cheoir en la mer, lequel me fu dit qu'il est aussi fort ou plus que cestuy.
Item, de là je vins à Athyra239 qui souloit estre bonne ville, mais les Turcz l'ont toute destruicte et si avoit ung moult fort passage, car la mer se boute samblablement que j'ay dit de l'autre et le pont qui y est est grand et fort et à chascun bout y a une belle tour et forte. Ce nonobstant, les Turcz l'ont tout gaignié et gasté et sont encoires tous Grecz en ladite ville.
Item, de là je vins à une cite que l'en nomme Salubrie qui est à l'Empereur de Constantinoble240 Et tout depuis la ville de Constantinoble jusques à ladite cité de Salubrie qui sont deux journées, si est en l'obeissance de l'Empereur, mais il n'y a que villaiges bien povres. Et est ceste ville de Salubrie celle que le Turc n'a oncques peu prendre, et toutes fois n'est elle point trop forte de la part qui est sur la mer; et il y a ung pou de havre qui est sur le gouffre entre Constantinoble et Gallipoly.
Item, de là je vins à une ville que l'on nomme Chourleu qui a esté assés bonne par samblant, car les Turcz l'ont abatue et est repeuplée de Grecz et de Turcz241.
Item, de là je alay à une ville que l'on nomme Misterio qui est une petite place fermée et n'y demeurent que Grecz excepté ung Turc à qui le Grant Turc l'a donnée242.
Et de là, je vins à une ville que l'en nomme Pirgasi qui est aussi tous les murs abbatus243 et n'y demeure que Turcz244.
Item, de là je vins à une ville nommée Zambry qui est aussi toute abattue245 et depuis Constantinoble jusques à Andrenopoly sont vi journées à tresbeau pays, montées et vallées fertilles de tous biens excepté de boys, car il n'en y a nulz, ne nulz arbres et y a moult de rivyeres et est assés mal peuplé de gens.
Item, de Zambry, je alay avec ledit ambaxadeur à Andrenopoly qui est une tresbonne ville et la millieure que le Turc ayt en la Grèce246. Ceste ville cy est tresgrande et bien marchande et fort peuplée de gens. Et cy se tient le Seigneur plus que en nulle autre ville de la Grece. Et est ceste ville sur une moult grosse rivyere que l'on nomme la Marisse247. Et demeurent en ceste ville plusieurs marchans Venissiens, Cathelans, Jenevois et Flourentins. Cy se tient le seigneur de la Grece comme nous disons ung lieutenent, et avoit esté esclave du Turc.
Item, je me party de ceste ville de Andrenopoly avec ledit Messire Benedicto pour aler devers le Turc qui estoit à Lesseres248, une grosse ville en Pirrhe vers où fu la bataille de Thessale de Jule Cesar et de Pompée, et passay ceste rivyere que l'on nomme la Marisse à bateaulx et alay en ung villaige qui est près de ladite rivyere et là, trouvay bien L des femmes du Turc accompaignées d'environ de xii à xvi esclaves chastrez dont les deux vindrent parler à nous et nous dirent que le Turc se devoit partir pour s'en venir et aloient lesdites femmes à Andrenopoly, car le Turc y devoit venir.
Item, de là je alay a Dimodicque249 qui est assés bonne ville et y a tresbeau chastel et grant sur une montaigne presque toute reonde et si est tresbien fermé de doubles murailles et y passe par une part une rivyere250 et puet bien avoir dedans ledit chastel iiiic maisons et y a ung dongon où le Turc tient son tresor, ainsi que l'en m'a dist.
Item, je alay de ceste ville de Dimodicque à une ville que l'en nomme Ypsala251 qui est assés bonne ville et est aussi toute abbatue et passay encoires la rivyere de la Marisse en bateau, ainsi que j'avois faict autrefois, et est ceste marche de pays tout marescage et mal aysiée à chevaulchier252 et furent deux journées depuis Andrenopoly.
Item, de cy je alay à une ville que l'en nomme Ayne qui fu jadis une grant cité du temps de Troye la grant et y souloit avoir ung roy et maintenant en est seigneur le frere du seigneur de Matelin. lequel est tributaire au Turc; et est ceste dite ville sur la mer et entre ceste grosse rivyere cy en la mer, qui a bien deux milles de large253.
Item, il y a une sepulture qui est sur une petite montaigne reonde et dient que jadis le Roy Priam envoya ung sien filz moinsné qu'on appelloit Polidoire avec grant foison de tresor à ce roy de Ayne, lequel, aprez la destruction de Troye, tant pour crainte des Grecz que pour la convoitise du tresor, l'avoit faict morir.
Item, devant ceste ville, je traversay en gros vaissel la Marisse et alay envers ponant en une ville que l'en nomme Macry qui jadis, par samblant, a esté bonne ville et grande et, de present, est toute abbatue, excepté une partie du chastel qui souloit estre bel et fort. Et est habitée de Grecz et de Turcz et est sur la mer et est près de l'isle de Samandra qui est au seigneur de Ayne254.
Item, de là je passay une montaigne non pas trop grande et vins en une ville que l'en nomme Caumussin qui est assés bonne petite ville et est bien fermée de murs et est assise sur une petite rivyere en tresbeau pays et bon et plain et près des montaignes devers ponant255.
Item, de là je passay par une ville nommée Mussi256, qui fu jadis, par samblant, bonne et bien fermée, mais elle est ores toute destruicte, et une partie des murs abbatus et n'y habite personne.
Item, de là, je vins à une ville que l'en nomme Peritoq257 qui fu jadis bonne et est une ville ancienne et est sur ung goulfe de la mer qui se boute entre la terre jusques devant ladite ville bien LX milles et vient de devers Monte Sancto258 où il y a si grant nombre de gallogiros et est ceste ville habitée de Grecz et est bien fermée, excepté en deux places que les murs sont abbatus et est ceste dicte ville en ceste grant plaine qui va jusques a Lesserres et va l'en selon ceste montaigne.
Item, de là je alay en une ville champestre nommée Jangibatzar259 qui a esté eddiffiée des Turcz et attendi là le Turc qui y devoit passer et venir là. Et y fus deux jours et y veiz venir ledit seigneur lequel menoit pou de gens en sa compaignie, selon ce qu'il a accoustumé, car il s'en aloit esbatant et chevaulchoit a son ayse à petites journées. Toutesfois avoit en sa compaignie de iiii à vc chevaulx dont la plus grant partie estoient faulconniers et ostriciers, desquelz a grant foison. Et m'a l'en dit qu'il en a plus de deux mil. Je veys venir ledit seigneur Grant Turc quant il entra en ladite ville de Jangibatzar et n'avoit avec luy que environ de XL à L chevaulx. Il plouvait et portoit vestu une robe de veloux sur veloux cramoisy fourrée de martres sebelines en guise d'un mantel, selon la mode du pays, et un chappeaul vermeil sur sa teste, tel que les autres Turcs le portent et aloient devant luy xii archiers et xii qui sont ses esclaves. Et fu ledit seigneur logié en ung pavillon, car il faict porter tousdis tout ce qui luy est de necessité et ainsi fault que chascun face, car on treuve pou à mengier, se ce n'est és bonnes villes, et ne scet on aussi où logier. Pour ceste cause portent ilz tout et mainent grant charroy, c'est assavoir de chameaulx et d'autres bestes. Et veys, icelluy vespre, ledit seigneur de bien prés, lequel aloit en ung baing se baignier et estoit encoires grant jour et n'avoit en sa compaignie que vi personnes. Il estoit à cheval et les autres estoient avec luy de pié. Car ledit baing estoit prés de son logis et portoit sondit chappeaul et une robe de satin cramoisy et estoit de l'aage de xxviii à trente ans. Et est homme ung pou sur le plus gras, et l'ouys parler à ses gens et a bien grosse loquence.
Ledit ambaxadeur du duc de Milan qui avoit nom Messire Benedicto de Fourlino avec lequel j'estoye, envoya devers un Turc auquel il avoit congnoissance sçavoir s'il pourroit parler au seigneur et luy presenter aucun present qu'il luy vouloit faire; et ledit Turc le demanda au seigneur lequel respondit qu'il ne vouloit riens besoignier, car il n'aloit que pour prendre plaisir, et aussi ses bachas n'y estoient point, et qu'ilz estoient demourez derriere, mais se il les vouloit là attendre, qu'il les attendist ou se non qu'il s'en retoumast à Andrenopoly et ainsi le fist il; auquel lieu me fu dit que ledit Turc avoit envoyé de Lesserres xM combatans, de quoy les vM estoient de ses esclaves pour prendre et reduire aucuns seigneurs d'Albanie, qui estoit la cause pour quoy il avoit si pou de gens alors en sa compaignie260.
Item, nous partismes lendemain de Jangibatzar et retournasmes à Camussin et de là, ven ismes à passer une assés male montaigne261. Et celle grant plaine que j'ay dit cy devant, qui dure depuis le pié de ceste montaigne jusques à Lesserres qui sont iiii ou v ournées, a bien en aucun lieu une journée de large et en aucun n'a point un mile et y a de bonnes villes au long et m'a l'en dit que la grant bataille de Thessale262 fu prés de Lesseres. Et quant j'eus passé ladite montaigne, je vins sur une rivyere qui passe entre deuxhaultes roches263 et sur l'une a ung chastel qui garde celluy passage nommé Coulony lequel estoit moult fort et a esté abbatu la plus grant partie264. Et de cette montagne la pluspart est bois, et sont males gens et murdriers ceulx qui y habitent. Et quant j'euz passé ladite montaigne, je vins en une ville que l'en nomme Trajanopoly, jadis eddifiée par ung empereur appellé Trajan, lequel avoit, ce disoient les Grecz, une oreille ainsi que ung mouton et fu filz de celluy qui eddifia Andrenopoly. Et fist cest empereur pluseurs autres choses dignes de memoire. Ceste ville de Trajanopoly est près de la mer265 et de ceste rivyere que l'on appelle la Marisse et a esté assés grande ville et est toute abbatue et n'y demeure que ung pou de gens; et y a en ceste ville ung baing que l'on nomme eau saincte et est au pié d'une montaigne qui luy est devers le soleil levant et la mer luy est devers midy266.
Item, de là, je vins à une ville que l'en nomme Vira267: en ceste ville souloit avoir ung beau chastel lequel est abbatu en aucun lieu, et m'a dit ung Grec qu'il y souloit avoir iiic chanoines et y est encoires le cuer de l'eglise, de quoy les Turcz ont faict leur musquée et ont edifié autour de ce chastel une grande ville qui est peuplée de Grecz et de Turcz. Et est ceste ville sur ung mont prés de la Marisse. Au partir de Vyra, environ tierce, rencontrasmes le seigneur de la Grece qui aloit au devant du Turc, lequel l'avoit mandé qu'il venist devers luy et avoit en sa compaignie bien vixx chevaulx et est ce seigneur bel homme et de bonne taille et fu esclave dudit seigneur et est de Voulgairie268. On m'a dist que pour ce qu'il boit tresbien, ledit seigneur l'a faict seigneur de la Grece et luy a donné bien LM ducatz de rente.
Item, de la je revins à Dimotiq qui est une tresbelle place ainsi que j'ay dit cy devant. Elle est bien grande ville et m'a samblé encoires plus belle la derniere fois que la premiere. Et me samble que se ledit seigneur Grant Turc y tient son tresor, qu'il y est bien seurement. Et de là je retournay à Andrenopoly, où je attendis jusques à ce que ledit seigneur fu venu qui furent xi jours, et vint le premier jour de Quaresme. Et alerent au devant de luy le grant caliphe qui est entre eulx ainsi que le pape est entre nous269, et aussi toutes les notables gens de la ville qui furent en grant nombre. Et trouverent ledit seigneur aux champs, et en venant qu'il fu assés près de la ville, il se arresta pour mengier et pour boire par especial, et n'entra en ladite ville jusques à la nuyt et en fist aler toute la plus grant partie de ses gens. Et me dirent aucuns qui l'ont hanté en sa court, depuis qu'il est seigneur, une partie de ses condicions et en quoy il se delite.
Et tout premierement, ainsi que j'ay veu et que j'ay dit cy devant, il est homme de grosse taille, courte personne et a ung pou le visage large sur la philosomie de Tartre et si a le nés grant assés et courbe et assés petis yeulx et est moult brun par le visaige et a grosse joes et la barbe ronde. Et m'a l'en dist qu'il est doulce personne, benigne et large de donner seignourie et argent. On m'a dist aussi qu'il het assés la guerre et ainsi me le samble il, car s'il vouloit exequiter la puissance qu'il a et sa grant revenue, veu la petite resistence qu'il treuve en la crestienté, ce seroit à luy legiere chose à en conquester une grant partie.
Item, m'a l'en dit qu'il a bien deux millions et demi de ducatz tous les ans que de ses rentes que de ses tributz qui montent à xxvM ducatz. Et m'a l'en aussi dit qu'il mettroit bien sus en la Grece vixx mil hommes ensamble dont il y a bien de iv a vM esclaves qui sont siens et à ses gaiges, mais la moittié sont mal en point, car celluy qui aura arc n'aura point d'espée.
Item, m'a l'en dit que quant il faict armée, il ne luy couste riens, mais gaigne en ceste maniere que quant il mande ceulx de la Turquie à venir en la Grece il ne leur donne riens, ains payent à Gallipoly le comarch, c'est assavoir v aspres pour cheval et trois pour homme270. Et quant ilz vont en course, il a de v esclaves ung, tel qu'il le veult choisir271. Et pareillement, s'ilz passent la Dunoe, ilz payent le comarch. Et m'a l'en dit que ceulx de la Grece sont tenus de luy faire, tous les ans, xxxM hommes pour les mander où bon luy samblera et c'est le plus grant fait et le millieur de ses gens.
Item, luy doit on faire en la Turquie xM hommes aussi, chascun an, et n'en a autre revenue que vivres. Il a donné de grandes seignouries, mais ceulx à qui il les a données ne les ont que à sa voulenté, et avec ce, ilz sont tenus de le servir à certain nombre de gens et ainsi ne fait mie despense plus, quand il fait armée, que autrement. Quant aux gens de son hostel, qui sont bien vM que à pié que à cheval, il ne leur accroist de riens plus leurs gaiges.
Item, il a iiii hommes que l'en nomme bascha ou visirs bacha272 c'est à dire ainsi que capitaines ou conduiseurs et visirz, c'est à dire conseilliers, et ces quatre ont cest office et nul ne parle audit seigneur se ce n'est par le moyen de ceulx cy,qui ont le gouvernement de luy et de tout son hostel entierement. Et le seigneur de la Grece a le gouvernement des autres gens au fait de la guerre quant ilz sont en la Turquie.
Item, on m'a dist et aussi j'en ay veu aucunement l'experience que ce seigneur se deduit moult en chasses et en oyseaulx. Et m'a l'en dit qu'il a plus de mil chiens et plus de deux mil oyseaulx, et de cecy ai je veu une grant partie.
Item, la chose en quoy il prent le plus grant plaisir, c'est en boire et aime gens qui boivent bien et m'a l'en dit qu'il boit tresbien x ou xii grondilz de vin qui peuvent bien estre vi ou vii quartes; et adonc, quant il a bien beu, il n'est riens qu'il ne donne et sont ses gens tresayses quant il boit, car adoncques fait il les grans dons. Et m'a l'en dit, qu'il y a ung an passé, que ung More le vint preschier et dire que tous ceulx qui boivent vin trespassoient les commandements de leur prophete et qu'ilz n'estoient pas bons Sarrazins; et tantost il le fist mettre en prison et deffendre qu'il ne venist plus en son pays. En après, le plus grant plaisir qu'il peult avoir c'est en femmes et en garçons jeunes sodomites; et a bien iiic femmes ou plus, et si a bien xxv ou xxx garçons lesquelz sont tousiours avecques luy plus souvent que ses femmes, et à ceulx cy, quant ilz sont grans, donne il les grans dons et les seigneuries et a donné à ung, l'une de ses seurs à femme et xxvM ducatz de revenue par an.
Item, quant à l'armée de xxxM hommes qu'il fait en la Grece, ceulx à qui il a donné les seignouries que j'ay dit cy devant doivent estre prestz toutes et quantes fois qu'il les mande, c'est assavoir xxM en la Grece et xxM en la Turquie, sans les esclaves de son hostel.
Il est moult bien obey en son pays et de ses gens, car ilz font ce qu'il leur commande, sans contredit, se il leur est possible, et fait tout ce qui vuelt que nul ne luy dit riens, au contraire. Il. fait de grandes justices et tient son pays en grant seureté et ne fait nulle extorsion à ses gens qui sont Turcz, c'est assavoir de taille ou d'autre chose.
Item, s'il vuelt faire grant armée, tel qui le scet bien m'a dit qu'il trouvera bien vixx mil hommes en la Grece, mais qu'il les paye de leurs gaiges, c'est assavoir viii aspres pour homme à cheval et v pour homme de pié, et de ceulx cy, m'a l'en dit que les LX mil seront bien en point; ceulx de cheval, de tarquais et d'espée et le demeurant sont gens de pié mal en point, car qui a espée, il n'a point d'arc et pluseurs y en a qui n'ont que ung baston et de ceulx cy a la moittié de ceulx de la Turquie, non obstant qu'ilz les prisent plus que ceulx de la Grece et sont plus à craindre. Et de l'armée qui fu dernierement en Grece, une grant partie estoit Crestiens; c'est assavoir que quant il mande le dispot de Servie, il envoye l'un de ses filz acompaignié de iiiM chevaulx de service et aussi d'autres assés d'Albanie et de Voulgairie qui sont Crestiens, lesquelz n'osent dire le contraire et sont pluseurs esclaves qui vont à la guerre qui sont Crestiens. Et m'a l'en dit depuis, et de verité, que quant le dessusdit seigneur vuelt faire armée, que au pays de Turquie luy sont tenuz de le venir servir xxxM hommes, lesquelz sont payez, Et de la Grece y a xxM hommes sans ses esclaves qui peuvent estre de ii à iiiiM bien en point. Aucuns me dirent qu'il puelt bien avoir en son tresor ung million de ducatz, et autres me dirent la moittié. Et de son tresor si est en ses esclaves et en joyaulx de ses femmes bien ung million d'or vaillant. Si a de la vaisselle, mais quant il vouldra clorre la main qu'il ne donne riens, en ung an, il pourra espargnier ung million de ducatz, sans faire tort à nulluy.
Item, quant ledit seigneur fu venu à Andrenopoly, lesditz bachas vinrent un jours aprez, lesquelz menoient la plus grant partie de ses gens et de son bagaige et a bien ledit seigneur cent camelz et environ iicL que mules que chevaulx de sommiers, car ilz ne mainent nulz chariotz. Et quant les dessusditz bachas furent venuz, ledit ambaxadeur du duc de Milan manda, ainsi qu'il est de coustume, s'il pourroit parler à eulx et luy fu mandé que non. Et la raison si fu pour ce qu'ilz avoient esté devers ledit seigneur et estoient tresbien yvres. Mais ilz envoyerent lendemain devers ledit ambaxadeur, et je alay avecques luy et leur porta à chascun ung present, ainsi qu'il est de coustume. Car nul ne parle à eulx s'il ne leur porte present, et à chascun des esclaves qui gardent leur porte, que homme n'y entre sans leur sceu. Et quant il eust esté visiter chascun des bachas en leur maison, et leur eust fait presenter leurs presens, lendemain, ilz luy manderent qu'il fust prest pour aler devers le seigneur pour luy presenter ce qu'il luy vouloit donner. Car aussi nul ne va devant luy qui soit estrangier qu'il ne luy porte aucun present. Et lendemain, lesditz bachas envoyerent querir le dessusdit ambaxadeur sur le vespre et monta à cheval, luy seul de ses gens et alasmes à pié avecques lui.
Et quant nous venismes devant la court dudit seigneur, nous trouvasmes là grant foison de gens et chevaulx. Et entrasmes dedans la premiere porte, et là sont bien xx ou xxx esclaves à tout bastons, qui gardent ladite porte, laquelle est toute ouverte. Et quant aucun vuelt y entrer, ilz ne luy dient que une foys qu'il retourne, et la seconde le font retourner à coups de baston. Et ont ces esclaves dudit seigneur, trestous un chief auquel ilz respondent et les conduist273. Et quant ledit ambaxadeur fu entré, ilz le firent seoir auprès de la porte, là où il y avoit moult de gens qui attendoient ledit seigneur qui devoit saillir hors de sa chambre pour faire porte ainsi qu'il a accoustumé. Car touttefois que ambaxade luy vient, il fait porte, et c'est presque tous les jours. Et est à dire faire porte ainsi que nous disons en France quant le Roy vuelt tenir son estat royal et court ouverte, non obstant qu'il y a beaucop à dire en toutes choses, ainsi que je diray cy aprez, mais ainsi que nous disons la Court du Roy, ilz dient la Porte du Seigneur.
Et quant toutes ces gens furent venuz, c'est assavoir les trois bachas274 et le seigneur de la Grece et les autres qu ilz appellent seigneurs, ledit seigneur Grant Turc se party de sa chambre et n'avoit avecques luy que ces garçons qui l'accompaignerent jusques a l'uys de sa chambre qui respondoit en une moult grant court, et là l'attendoit le seigneur de la Grece et ne sailly avecques luy que ung petit nain et deux autres garçons qui font le fol. Et quant il fu hors de l'uys, il ala assés tost jusques en une galerie qui estoit auprès de l'uys, là où il sailly et passa par le bout de cette grant place; et avoit vestu une robe de satin cramoisy à leur guise et dessus, en guise de manteaul, ainsi qu'ilz l'ont de coustume, une robbe de satin figuré vert, fourrée de martres sebelines.
En ceste galerie cyestoit la place appointée là où il se ala seoir, c'est assavoir une chose en maniere d'une couche couverte de veloux et si y a iiii ou v pas de degrez à monter et la s'en ala asseoir à leur guise, qui est telle que celle des cousturiers qui se assient quant ilz cousent. Et tantost que le seigneur fu assis, les bachas qui estoient en une autre place auprez de ladite galerie, prestement ilz se partirent et alerent devers luy. Et quant ilz furent dedans ladite galerie, adoncques chascun qui a accoustumé d'entrer en la court y entra et s'en ala en sa place, c'est assavoir selon les murz ou parois qui estoient autour de ladite galerie, le plus loing bonnement du seigneur qu'il se puelt faire.
Quant chascun fu mis ainsi à part, on fist venir ung seigneur du royaulme de Bossene, lequel estoit venu devers le Turc pour luy faire obeissance d'icelluy royaulme et fu mené seoir en ladite galerie avecques les bachas, lequel estoit venu pour demander secours audit seigneur contre le Roy de Bossene et se disoit que le royaulme luy appartenoit275. Et furent assis asses prés devant ladite galerie, le visaige contre le seigneur, environ xx gentilzhommes de Walaquie, lesquelz estoient ostages pour ledit pays de Walaquie276. Et avant que ledit seigneur fust venu en ladite place, on y avoit porté au millieu, bien cent grandes escuelles d'estain et en chascune avoit une piece de mouton et du ris. Quant doncques ledit seigneur fu assis et les bachas furent devers luy, on fist venir ledit ambaxadeur de Milan devers ledit seigneur et portoit on ses presens après luy, et de là où estoient les escuelles de viande que j'ay dit, gens qui sont à ce ordonnez prindrent lesditz presens et les leverent en hault que le seigneur les povoit veoir et ung chascun aussi, et ledit ambaxadeur ala toudis avant, et vint ung homme notable au devant de luy, lequel les mist en ladite galerie où estoit ledit seigneur et là s'enclina ledit ambaxadeur sans oster son aulmuce et ala jusques auprez des degrez qui estoient là où le seigneur estoit assis; et illecques s'enclina ledit ambaxadeur tout bas. Et adoncques se leva le seigneur en piez et fist environ deux pas jusques au debout desditz degrez et la print il le dessusdit ambaxadeur par la main, lequel ambaxadeur voult baisier la sienne, mais ledit Turc ne le souffry point pour l'onneur du duc de Milan et luy demanda comment son bon fradello et voisin le duc de Milan se portoit. Respondy que tresbien. Et pour ce que ledit Turc n'en. tendoit point ledit ambaxadeur, il y avoit ung Juif qui avoit grant auctorité autour dudit Turc, qui de mot à mot, rapportoit les paroles de l'un à l'autre en turc et en italien comme il me fu dit, car je ne le povois ouyr. Et adoncques se tira arriere l'ambaxadeur toudis le visage devers le seigneur, car la coustume est telle, et fu le seigneur en piez jusques à ce que ledit ambaxadeur fu là où devoit seoir, et fu mis en costé de celluy de Bossene. Adoncques, ledit seigneur se assist, et quant il fut assis, chascun se assist à terre et lors, celluy qui avoit mené ledit ambaxadeur dedans la court nous feit seoir qui estions à luy emprez les gens de celluy de Bossene. Et si tost que le seigneur fu assis, on luy apporta à mengier et luy mirent une touaille de soye devant luy ainsi que une serviette et la tira devant luy. Et aprez, luy mirent une piece de cuyr vermeil tout rond et bien delyé devant, en lieu de nappe, car la coustume est telle qu'il ne menge que sur telles nappes de cuyr. Et adoncques luy apportoient de la chair en deux grans platz dorez, et aussi tost qu'il fu servi, ceulx qui sont ordennez apporterent ces autres escuelles que j'ay dit cy devant, qui furent portées en celle place et en porterent et en servirent les gens qui estoient là, c'est assavoir de iiii à iiii, une escuelle, et avoit dedans du ris bien cler et une piece de mouton sans point de pain ne que boire. Aucuns mengerent et autres non, et avant qu'ilz eussent accomply de servir, on commença à desservir et ce fu bien tost. Car aussi le seigneur ne menge nulle fois que en son privé et sont peu de gens qui l'ayent veu boire, ne mengier, ne ouyr parler.
Il y avoit au bout de la place ung hault buffet et veiz aucuns qui y beuvoient. Je ne sçay si c'estoit vin ou eaue; et si avoit sur ledit buffet qui estoit fait à degrez bien peu de vaisselle et au pié avoit ung vaissel d'argent, de la façon d'un calice, lequel estoit moult grant; et avoit de costé ledit buffet menestrelz qui, quant le seigneur sailly de sa chambre, commencerent jouer et chanter chansons de gestes des fais que leurs predecesseurs avoient fait, comme il me fu dit. Et quant ilz disoient aucunes choses qui leur plaisoient,plusieurs cryoient en leur maniere de cryer, et à ouyr me sambloient hongres, car je ne les pouvoys veoir. Et quant je fus dedans la court, je veiz qu'ilz jouoyent d'instrumens de corde moult grans et dura jusques à ce qu'ilz commencerent à mengier. Et prestement que la viande fu levée, chascun se leva, et se party ledit ambaxadeur sans parler rien de son ambaxade à celle fois, car la coustume est telle, et puis s'en ala à son hostel.
Item, lendemain vint celluy qui l'estoit venu querir pour le mener à la court, lequel estoit des gens du tresorier et porta audit ambaxadeur de l'argent pour despendre, c'est assavoir iic aspres277, car la coustume est telle que depuis que ung ambaxadeur a parlé au seigneur, jusques à ce que il luy ayt fait response, il luy envoye argent pour despendre. Et lendemain qu'ilz luy eurent envoyé de l'argent pour faire sa despense, si vindrent aucuns des esclaves qui gardent la porte pour avoir de l'argent, car la coustume est telle, mais on les contente de peu.
Item, le tiers jour manderent le dessusdit ambaxadeur pour ouyr ce qu'il vouloit dire, lequel s'en ala tantost à la court et moy avec luy. Si trouvasmes que ledit seigneur avoit ja tenu court et s'estoit retrait en sa chambre et là furent les bachas et Beguelarbay qui est le seigneur de la Grece, lesquelz ouyrent ce que le dessusdit ambaxadeur vouloit dire.
Et quant nous venismes à la Porte, nous trouvasmes les iiii dessusditz hors de la galerie où ledit seigneur se tenoit, et estoient assis sur une boise qui là estoit; et firent venir ledit ambaxadeur devant eulx et là fu mis ung tapis et le firent seoir bas devant eulx ainsi que ung homme que l'on juge. Et par celle grant place avoit encoires des gens assés. Et quant il eust dit la charge de son ambaxade, ilz luy dirent qu'ilz ne pourroient parler pour l'heure au seigneur ainsi qu'ilz ont de coustume, car il estoit occupé, mais ilz le manderoient quérir quant temps seroit, car la coustume est que nul ambaxadeur parle jamais audit seigneur depuis que ung ambaxadeur de Servie tua le grant pere de cestuy cy pour ce que nul ne vouloit prendre les dessusditz de Servie à mercy, s'il ne les avoit à sa voulenté pour esclaves et pour delivrer les gens et le pays de servitude, devant ses gens, tua ledit Turc en parlant à luy et aussi fu il tué278. Et me fu dit que la charge qu'il avoit estoit que son frere le duc de Milan luy prioit que pour amour de luy, il fust content de laissier à l'empereur de Romme Sigemond le royaulme de Honguerie, la Walaquie et la Vulgairie jusques à Sophie et le royaulme de Bossene et ce qu'il tenoit en Albanie qui depent d'Esclavonie. Auquel les bachas respondirent qu'ilz le reporteroient au seigneur et puis luy feroient responce. Et le xe jour après, manderoient le dessusdit ambaxadeur pour luy faire responce. Et quant nous venismes à la court, nous trouvasmes le seigneur qui estoit assis en sa place et tenoit court et n'avoit nul en ladite galerie que luy et ceulx qui luy portoient sa viande et les bachas estoient dehors en piez, bien loingde luy et les autres gens aussi que j'ay dit qui y estoient la premiere fois, et estoient en moindre nombre, et se n'y avoit point de buffet, ne de menestrelz aussy, ne le seigneur de Bossene, ne les Wallachz, mais bien yestoit le frere du duc de Chifalonie nommé Magnoly lequel se tient tout coy avec ledit Turc comme son serviteur279; et firent attendre le dessusdit ambaxadeur à la porte de la court jusques à ce que le seigneur eust fait. Je le veys partir de son estat, ce que je n'avoys point veu l'autre fois, et le vis retourner en sa chambre; et va moult tost comme je l'ay dit cy devant, et portoit une robe de drap d'or vert qui n'estoit pas bien riche. Et tant que ledit seigneur fu en son estat, le grant cadi, et les autres qui sont commis avec luy,tenoit la raison pour faire justice à ung chascun, a l'entrée de la porte de ladite court dedans, et veys venir des Crestiens qui sont estrangiers plaidoyer. Et prestement que le seigneur se fu party de sa place, chascun s'en ala hors et les bachas firent venir ledit ambaxadeur ainsi qu'ilz avoient fait l'autrefois, en celle mesme place, et luy firent la responce qui fu telle: que le seigneur luy mandoit qu'il luy saluast son frere le duc de Milan pour lequel il vouldroit faire beaucop, mais il luy sambloit que les requestes qu'il luy faisoit n'estoient point raisonnables, et devoit bien estre content de ce que, pour amour de luy, il avoit souvent differé de faire grans conquestes sur le royaulme de Honguerie, qu'il eust bien fait s'il eust voulu, et luy devoit bien so~mre et luy seroit bien dure chose de rendre ce qu'il avoit gaignié a l'espée, car à celle heure, ne luy, ne ses gens n'avoient point d'autre pays pour eulx occuper que les pays dudit empereur, lequel ne se trouva oncques devant luy, ne ses prédécesseurs, qu'ilz ne l'eussent tousiours desconfy et qu'il ne s'en fust fuy, comme chascun le peut bien sçavoir et n'eut point d'autre responce. Et me dist ledit ambaxadeur que la derniere fois que ledit Turc desconfy ledit empereur qui tenoit le siege à Coulonbach280 et que Messire Advis,ung chevalier de Poulaine281 fu tué tout viM Walaques, il estoit party de devers ledit Turc et le jour devant ladite desconfiture, il estoit arrivé devers ledit empereur. Et me conta toute la maniere de la besongne et comment Jehan Visconti avoit esté adverty de la venue dudit Turc et comment, autresfois, il avoit trâctié avec les Vulgaires de luy faire obeissance de tous les pays de Vulgairie, jusques à la ville de Sophie, et de tuer tous les Turcz qui y estoient, laquelle chose ledit empereur ne voult entreprendre. Et fu ledit Messire Advis escorchié et eut la teste coupée et trois autres avecques luy, de quoy ce fu grant pitié et fu porté devant le Turc remply de fuerre. De plusieurs autres choses qui lors advindrent comme il me fu dit, il n'est ja besoing que j'en face icy mention.
Je veys aussi deux arbalestriers Jenevoiz qui avoient esté à ceste bataille et me conterent comment l'empereur et son ost avoient passé la Dunoe en ses galées.
Et quant ledit ambaxadeur fu en son hostel, le seigneur luy manda une robe de camecas cramoisy doublée de bocassin jaune et avecques ce viM aspres de quoy ung ducat venissien en vault xxxvi. Et le tresorier qui delivre cest argent en prend x pour cent, à cause de son office.
Je veys ung jour ung present que le seigneur envoya à la fille de Beguelarbay, le seigneur de la Grece, le jour de ses nopces. Et ala presenter ledit present la femme de l'un des bachas, laquelle estoit accompagniée de xxx femmes ou plus, tresbien vestues de riches robes de veloux cramoisy et aucunes de drap d'or sans nulles fourrures. Et elle mesmes estoit vestue d'un tissu d'or cramoisy et portoit le visaige couvert d'un delié drap moult riche, chargé de pierreries, car la coustume est telle et les autres aussi, chascune moult richement, et alloient a cheval tout ainsi que le roy, jambe dechà, jambe delà. Et devant elles aloient xii ou xiiii hommes, deux menestrelz et une trompette et ung grant tambour et bien viii paires de naquaires, et tous à cheval menoient grant noise et grant bruyt, et le present venoit après, c'est assavoir Lxx grans plateaux d'estain en quoi avoit plusieurs manieres de confitures et de composte; aprez, portoient xviii moutons escorchiés dedans samblables plateaux, lesquelz moutons estoient paintz de couleurs, blanc et rouge et chascun avoit trois aneaulx d'argent pendus, c'est assavoir en chascune oreille ung et ung au nés. Et ainsi alerent presenter ledit present Et aucunes des dessusdites femmes chevaulchoient de bien riches selles.
Je veys mener des Crestiens enchainez vendre, et demandoient l'aumosne avant la ville, qui est grant pitié à veoir les maux qu'ilz portent.
Je me partis de Andrenopoly le xiie jour de mars en la compaignie dudit ambaxadeur auquel le Turc avoit fait baillier ung de ses esclaves pour nous conduire.
Et tout ce que ledit esclave ordonnoit à nous faire baillier, il estoit obei sans nulle difficulté. Et chevaulchasmes une journée le long de la rivyere de la Maresche par tresbeau pays et passasmes ladite rivyere à un bac et puis alasmes une journée par boys, tresbeau chemin, et par la Grece et puys entrasmes au pays de Macedoine.
Item, je chevaulcbay par une tresbelle plaine qui est entre deux montaignes282 et court ladite Maresche de long et a bien XL miles de large. Et trouvay en mon chemin environ xv hommes qui estoient loyez de grosses chaines par le col et bien x femmes qui nouvellement avoient esté prins au royaulme de Bossene à une course que les Turcz avoient faite et les menoient vendre deux Turcz à Andrenopoly; et tantost après, je arrivay à Philipopoly qui est le chief de Macedoine et est ceste dicte ville en ceste belle plaine sur ladite rivyere de la Maresche et se passe là à ung pont et est en tresbon pays et bien fertile de tous vivres et bons et a bon marchié283. Ce fu jadis une bien grant ville et est encoires et y avoit ung tresbeau chastel sur une montaigne qui est emmy celle plaine et estoit fait ung pou en maniere d'un croissant, long et estroit. Et au bout, vers le midi, estoit la maison dudit roy ainsi qu'il me fu monstré, car les murs y sont encoires, car il a esté tout rué jus et le grand chastel aussi et si a deux autres montaignes ung pou plus grant que celle là où estoit ledit chastel, en l'autre bout, ung pou plus bas que le midi, et est peuplé ung pou selon la montaigne qui estoit, par samblant, tresgrande chose: et est peuplée ceste dicte ville en grande partie de Vulgaires qui tiennent la loy greguesque.
Et quant je party de Philipopoly, je passay ladite rivyere de la Marescbe à ung pont et chevaulchay encoires au long de ladite champaigne presque une journée, jusques au pié d'une montaigne et me logeay en ung villaige qui est sur ladite montaigne là où est une grant forest. Et pour ce qu'elle souloit estre moult dangereuse à passer, pour larrons et murdriers qui y demouroient, le Turc a fait une ordonnance que tous ceulx qui la vouldroient habiter fussent francz. Et par ceste raison, il y a maintenant deux villaiges habités de gens de Vulgairie; de quoy l'ung desditz villages est sur les confins de la Macedoine et de Vulgairie. Et est ladite montaigne bien aysiée à passer, et a bien xvi ou xx miles de long. Quant j'eus passé ladite montaigne, j'entray en une plaine qui a bien vi miles de long et deux de large. Et après, trouvay une forest de bien xiiii ou xv miles de long, et est tresbelle, et puys, entray en une tresbelle plaine et grande et toute close de haultes montaignes et est assés bien peuplée de Vulgaires et y passay une rivyere de long. En après, je vins à une grosse ville en trois jours qui est la millieure de Vulgairie et a nom Sophie et fu jadis une tresgrande ville ainsi qu'il appert par la muraille qui est toute abatue jusques à terre et fu toute destruicte284; et a ceste ville ung petit chastel qui est en ung tresbeau pays et est prés de la montaigne devers midi et dure bien ceste plaine environ LX miles de long et environ x de large. Et sont en ceste dite ville, la plus grant partie Vulgaires et parles villages, on n'y treuve que ung pou de Turcz, que tous ne soient des gens dudit pays qui ont grant voulenté d'estre hors de servage, s'ilz trouvoient qui les aidast. Je veis des Turcz qui venoient de faire une course en Honguerie. Et je veis ung jennevois nommé Nicolas Ciba, lequel les vit revenir quant ilz passerent la Dunoe, et dit que de x l'ung n'avoit arc et espée ensamble, et de ceulx que je veys, j'en veys la pluspart sans arc, qui avoient leur espée seullement et plus que de ceulx qui portassent arc et espée. Et les mieulx habilliez portent une petite targe de bois et me samble que c'est grant pitié que la Crestienté soit soubzmise par telles gens, et est moins de chose beaucop que l'on ne cuide d'eulx et de leur fait.
Item, quant je me party de Sophie, je chevaulchay par celle plaine que j'ay dit, qui dure bien L miles, et est celluy pays bien peuplé de Vulgaires qui sont Crestiens à la loy greguesque, et puis, j'entray en ung pays de montaignes qui est bel et aysié à chevaulchier et vins en une autre plaine où il y a une ville nommée Pirotte285 qui est assise sur une rivyere qui a nom Nissave, et n'est point fermée, mais il y a ung chastel à ung bout qui a ladite rivyere d'une part et un grant marescaige de l'autre et est assés petite place près d'une montaigne vers la tramontane, et n'a en ladite ville que ung pou de Turcz.
Item, au partir de ladite ville de Pirotte, je passay encoires ung pou de montaigne et revins arriere sur ladite rivyere qui court au long d'une belle plaine qui est entre deux assés haultes montaignes. Et y a une ville qui siet au pié de la montaigne laquelle a esté toute destruicte et les murs abatus et a nom Ysmoure286 et chevaulchay ung pou par icelle plaine, selon ladite rivyere, et passay une assès haulte montaigne ung pou mal aysiée à passer, non obstant on y maine chars et charettes.
Item, quand j'eus passé ladite montaigne, je descendis en ung beau pays qui est entre montaignes et court au long ladite rivyere de Nissave et a une ville nommée Nisce, laquelle est sur ladite rivyere qui se passe là à ung pont et souloit estre ceste dite ville au dispot de Servie. Et depuis v ans le Turc l'a prise par force et l'a toute destruicte et est en ung tresbeau pays et y croist moult de ris287. En ceste ville, souloit avoir ung beau chastel par avant et estoit sur ladite rivyere. Et quant je party de Nisce, je chevaulchay par tresbeau pays, selon ladite rivyere, et passay ladite rivyere à un bac288, et trouvay encoires tresbeau pays et plain et bien peuplé de gens et de villaiges. Et puis laissay ladite rivyere et celluy plain pays et passay une bien grande forest qui est en pays de montaignes non pas grandes ne mal aysiées à passer, que de boys. Et vins en une ville que l'on nomme Corsebech et furent x journées depuis Andrenopoly289. Ceste dite ville est à un mile près de la rivyere de la Morave qui vient de Bossene et est une grosse rivyere qui depart la Vulgairie et la Rascie ou Servie, qui est une mesme chose, Et la conquist le Turc depuis vi ans, et est ceste ville petite et tresbien fermée de double muraille, laquelle est abatue par dessus, selon les creneaulx, et si y avoit ung petit chastel lequel est maintenant abatu: et estoit en ceste ville de Corsebech le capitaine de celle frontiere qui tient depuis la Walaquie jusques en Esclavonie qui est bien grant pays et a nom cedit capitaine Ceynann bay lequel est seigneur de la plus grant partie de toute celle contrée et demeure le plus du temps en celle ville où je veys une grant pitié d'une tresbelle gentile femme du royaulme de Honguerie laquelle ung Hongre renié de bas estat avoit gaigniée en une course en Honguerie et la tenoit comme sa femme. Et quant elle nous vist, elle se print à plourer moult piteusement, et n'avoit point encoires renié nostre foy. Et m'a l'en dit que cestuy Ceynann bay a esté Grec et est homme saige et ne boit point de vin ainsi que font les autres, et luy a donné le Turc toute celle contrée, et ne laisse passer nul ladite rivyere s'il n'est homme de cognoissance ou qu'il aye lettre du Turc ou du seigneur de la Grece en son absence, et est homme bien obey et craint. Et m'a l'en dit qu'il est vaillant homme.
Item, au partir de ceste ville de Corsebech, je passay ladite rivyere de la Morave ung bac et entray en la terre du dispot de Rascie ou de Servie. Et ce qui est du costé de delà la rivyere c'est au Turc, et ce qui est du costé de dechà est audit dispot lequel en paye L mil ducatz de tribut tous les ans. Et quant je fus passé oultre ladite rivyere, je trouvay ung tresbeau pays et bien peuplé de gens et passay auprès d'ung chastel que l'on nomme Estalache et fu jadis une tresforte place et belle sur la pointe d'une montaigne là où la rivyere de la Nissave entre dedans la Morave290 et sont encoires une partie des murs drois et il y a une grosse tour a guise d'un donjon et autre chose n'y a, car tout est abatu et souloit estre audit dispot.
Item, il y a au pié de ceste montaigne là où ces rivyeres s'assamblent de iiiixx à c fustes que le Turc y tient c'est assavoir galiotes et griperies pour passer chevaulx et son ost; et les fait garder en tous temps par trois cens hommes, lesquels les gardent de deux mois en deux mois, ainsi que le m'a dit personne creable qui a tout veu et je ne les ay point veu, car ilz ne souffrent que nul Crestien y voit.
Et a bien dudit Estalache jusques la Dunoe cent milles et n'y a nulles forteresses que ung villaige et une maison que ledit Ceynann bay a faite ainsi que une musquée qui est le contremont de la montaigne.
Item, de là je chevaulchay par ung tresbeau pays et tresbien peuplé et selon ladite rivyere de la Morave, et trouvay ung passage moult mal aysié à passer pour la perfonde boe qui y est et est la rivyere d'une part et une petite montaigne de l'autre, et dure bien un mille.
Item, en après, je chevaulchay une journée en assés mauvais pays, c'est assavoir d'une grande forest et mal aysié chemin de boys, de montées et de vallées mais par samblant de pays de boys et de montaignes, il est tresbien peuplé de villaiges et est tresbel et tienne l'en ce qui est de necessité par tout celluy pays de Rascie ou Servie qui est tout ung.
Item, depuis que j'entray audit pays de Macedonie, de Vulgairie et de Rascie, je trouvay que le Turc faisoit crier son ost, c'est assavoir que ceulx qui ont accoustumé de aler en l'armée, qu'ilz fussent pretz. Et logasmes en aucuns lieux où trouvasmes des Vulgaires qui sont Crestiens qui nous dirent que ceulx qui tenoient cheval pour aler en l'armée qu'ilz ne payoient point de comarch et se aident moult de ces gens pour accroistre leur nombre, lesquels y vont par force et les autres paient L aspres par teste. Et m'a esté dit qu'il y a ung capitaine nommé Disem bay291 lequel a la garde de la frontière depuis le confin de Walaquie jusques à la mer Maiour et Ceynann bay depuis celluy confin jusques au confin de Bossene, et Ysaach bay depuis là jusques en Esclavonie et tout est par de là la Morave. Et ceci m'a esté dit en Rascie depuis que je fus venu en la court du dispot pour ceste cause, je ne l'avois point escript.
Et pour revenir a mon chemin je vins à une ville nommée Nicodem292 qui est une ville champestre en tresbeau pays et bon. Et se tient ledit dispot de Rascie en ceste dite ville pour ce qu'elle est en tresbeau deduit de boys et de rivyeres pour toutes chaces et pour toutes voleries. Et trouvasmes ledit seigneur aux champs qui aloit pour veoir voler sur la rivyere et avoit avecques luy trois de ses enffans et environ L chevaulx et ung Turc qui l'estoit venu mander de par le Grant Turc qu'il envoiast son fils et ses gens à l'armée ainsi qu'il a accoustumé. Car oultre le tribut qu'il paye, il doit envoyer quant le Turc le mande, son fils second et mil ou viii cens chevaulx en sa compaignie; et avecques cela, il luy a donné une de ses filles à femme et encoires est ung doubte qu'il ne luy toulle tout son pays; et me fu dit que aucuns l'ont dit au Turc, et il a respondu qu'il en a plus de chevaulx que s'il estoit en sa main, car il fauldroit qu'il le donnast à ung de ses esclaves, et n'en auroit riens. Et me fu dist aussi que ceste armée que le Turc faisoit estoit pour aller en Albanie pour ce que les xM qu'il y avoit envoyé, luy estant à Lesseres, avoient esté desconfis, ce disoit on.
Ce seigneur dispot est de l'aage de Lviii à Lx ans et est tresbeau prince et grande personne et a trois enfans masles et deux filles, dont l'une est mariée au Turc et l'autre au conte de Seil et sont ses enfans tresbeaux, et l'ainsné puet avoir xx ans; les autres, deux, l'ung xvi, l'autre xniiii; les filles, je ne sçay quelles elles sont293. Et quant ledit ambaxadeur avecques qui j'estoys luy fist la reverence aux champs, il luy baisa la main, et moy aussi je luy baisay la main, car la coustume est telle. Et lendemain, ala le dessus dit ambaxadeur en sa court pour luy faire la reverence, et je y fus avecques luy et assés de gens des siens qui sont moult belles gens et grans et portent longz cheveulx et grant barbe, car ils tiennent tous la loy greguesque. Et veys en ceste dite ville ung evesque et ung maistre en theologie qui aloient en ambaxade devers l'empereur de Constantinoble de par le sainct Consille de Basle294. Et en après, je vins à une ville que l'en nomme Belgrado laquelle est au roy de Honguerie et passay de moult grans boys et tout montées et vallées, et en ces vallées a grant foison de villaiges et bons vivres et par especial bons vins. Et vins de Corsebech à Nicodem en deux jours et de là à Belgrado en 'ung et demi. Ceste ville et chastel de Belgrado est en Rascie295 et est en tresbeau pays et y passe une tresgrosse rivyere que l'on nomme la Save qui vient de Bossene et court selon les murs de l'une partie et la Dunoe touche aucunement prés d'une forte basse court qui est au pié du chastel et là entre ceste dicte rivyere de la Save dedans la Dunoe. Et est ceste ville de Belgrado sur ceste pointe de ces deux rivyeres et est en assés hault lieu de trois pars: et l'autre qui est devers le pays est tout plain et puet on venir jusques sur le bort du fossé et y a ung villaige de celle part qui tient depuis la rivyere de la Dunoe jusques à celle de la Save, en tournant la ville à ung traict d'arc prés. Et est habité de gens du pays Rasciens auquel villaige je ouys la messe le jour de Pasques en langaige esclavonien et estoit de l'obeissance de Romme, et leurs cerimonies de l'eglise sont telles que les nostres. Cette dite place est tresbelle et forte et est partie en v forteresses. Les trois en ce hault que j'ay dit et les deux sur la rivyere en la subgection de celles d'en hault et l'une des deux d'en bas est fortefiée contre l'autre, en laquelle a ung petit havre pour mettre xv ou xx galées pour la garde de deux tours où il y a une chaine de l'une à l'autre, ainsi que on m'a dit, car la rivyere estoit si grande que n'ay peu veoir ladicte chaine. Ceste dite place est tresforte de tresbeaux fossés tous glacissez et à double muraille, tresbelle et bien tourée tout autour selon la terre. Le capitaine, de ceste place est ung chevalier de Aragouse que l'on nomme Messire Mathico et est lieutenant ung sien frere, nommé le seigneur frere296. Et n'entre en ceste place nul Rascien puisqu'elle est en la main du roy de Honguerie, lequel l'a eu du dispot de Rascie depuis iiii ans pour doubte qu'il ne la perdist, ainsi qu'il fist Coulumbach qui fu grant dommaige pour les Crestiens. Et est encoires autant ou plus de ceste place, car il y a logis pour mettre v ou viM chevaulx. Et m'a l'en dit que ceste ville et forteresse est tresbien garnie d'artillerie. Touteffois j'ay veu dedans celle citadele que j'ay dit iiii bombardes de metail, dont les deux sont de deux pieces, Et l'une est la plus grosse que je veisse oncques et a XLii poulces de large dedans où la pierre entre, mais à mon advis, elle est bien courte selon sa grandeur.
Item, je veys vi galées et v galiotes qui estoient là sur la rivyere de la Save, auprès de ceste basse court que j'ay dit, en laquelle demeurent la plus grant partie des gens de Rascie et n'entrent point en nulle des autres iiii forteresses, non obstant qu'elle est bien forte, mais non mie si tresforte que les autres sont. Et m'ont dit gens qui le sçavent bien que le dispot a une ville que l'on nomme Nyeuberghe qui est sur la rivyere de la Morave sur la marche de Vulgairie et de l'Esclavonie et d'Albanie et de Bossene. Et en ceste ville a mine d'or et d'argent tout ensamble, et en tire tous les ans plus de iic mille ducatz, et se n'estoit cela, je tiens qu'ils fust ores chacié hors de son pays de Rascie297.
Le Turc tient sur la Dunoe ledit chastel de Coulumbach lequel fu audit dispot qui est deux journées au dessus de Belgrado et m'a l'en dit qu'il est forte place, mais il se peut tresbien assieger et batre de bombardes et d'autres engins et garder qu'il ne porroit avoir secours que à tresgrant desadvantage. Et en ce chastel tient le Turc bien cent fustes pour passer en Honguerie quant bon luy samble, car nul ne luy resiste à l'encontre. Et en est capitaine celuy Ceynnan bay que j'ay dit cy devant. Et de l'autre part de la Save, à l'opposite de Belgrado, a une ville et chastel sur une pointe sur la Dunoe297 et est audit dispot de Rascie et est en Honguerie et luy a donné l'empereur ensamble plusieurs autres villes jusques au nombre de L mil ducatz de revenue, par ainsi qu'il est tenu de devenir son homme. Touteffois, il est plus obeissant au Turc qu'à l'empereur.
Le iie jour depuis que je fus arrivé en ceste ville de Belgrado, je veis venir environ xxv hommes armez selon la guise du pays pour demourer en garnison en ladite ville de par le conte Matico lequel en avoit le gouvernement. Je demanday quelz gens c'estoient et on me dist que c'estoient Alemans; lors, je demanday pourquoy on faisoit venir les Alemans qui sont si loing et se on ne trouvoit point des gens de Honguerie ou de Servie pour garder ladite place. Il me fu dit au regart de ceulx de Servie, on ne les laisseroit point y entrer, pour ce qu'ilz sont subgectz obeissans et tributaires au Turc; et les Hongres, les craignent et doubtent tant, que si le Turc venoit devant, ils n'oseroient garder ladite place contre luy à tout sa puissance: pour ceste cause, on commet gens estrangiers à la garder, car l'empereur ne tient nulle autre place oultre la Dunoe pour passer ou se retraire, si mestier estoit. Et quant je ouys cecy, il me sambla une chose bien merveilleuse et me souvint de la grant subgection en quoy le Turc tient l'empereur de Constantinoble et tous les Grecz Macedoniens et Vulgaires et aussi le dispot de Rascie et tous ses subgectz, qui est une chose moult piteuse à toute la Crestienté.
Et pour ce que j'ay ung peu hanté les Turcz et veu leur maniere de faire, tant en leur façon de vivre que en leurs habillemens de guerre, et aussi que j'ay ouy parler de notables gens qui les ont veuz en leurs grans affaires, je me suis enhardy, saulve la correction de ceulx qui se congnoissent en ceste chose mieulx que je ne fais, d'en parler ung pou selon mon entendement. Et principalement pour ce qu'ilz ont eu autreffois de grans victoires sur les Crestiens, les manieres qu'il faudroit tenir pour les rompre et deffaire en bataille, et avecques quelles gens, et gaignier leurs seigneuries.
Et pour parler premierement de leur estat: Ilz sont gens moyens et de moyenne force et assés belles gens et portent tous grans barbes; et pour ce que on dist en commun langaige: Il est fort comme ung Turc, j'ay veu trop sans comparison des Crestiens plus fors que eulx pour faire des choses de force, et j'en ay trouvé plus de plus foibles que moy que je n'ay vu de plus fors, quant venoit à faire quelque chose. Ilz sont gens diligens et se leevent tousiours matin, et sont de petite despence quant ilz sont aux champs, et vivent de pou de chose, comme ung pou de pain mal cuit, et de char crue ung pou sechiée au soleil ou de lait quaillié ou autre et du miel ou frommage ou raisins ou fruictz ou herbes; ou d'une poignié de farine ilz font une brouée pour vivre eulx vi ou eulx viii, pour ung jour.
Se ung de leurs chevaulx ou camelz est ung pou malade de vives ou d'autre chose qu'ilz ne Je puissent guerir, incontinent ilz luy coppent la gorge et le mengent. Et ainsi leur ay je veu faire aucunesfois. Ilz couchent à terre ilz portent deux ou trois robes de cottonin l'une sur l'autre, longues jusques au pié. Et portent une robe de feutre en guise d'ung manteaul qu'ilz appellent capinat et est legiere et forte contre la pluye. Et y en a de moult beaux et fins, comme on diroit ung fin drap contre ung bureau.
Et portent des bottes jusques aux genoulx et ont grandes brayes, les aucuns de veloux, les autres de fustenne ou de leurs autres drapz là où ilz envelopent toutes leurs robes par dessoubz qu'elles ne les empeschent point en fait de leur guerre ou au chemin, quant ilz ont affaire, et s'en habillent tresbien.
Ilz ont de moult bons chevaulx qui sont grans coureurs et longuement et les tiennent fort maigres et sont de petite despense et ne mengent que la nuyt et ne leur donnent que environ v ou vi joinctées d'orge et deux foys autant de paille piccadée et mettent tout en une besache et leur pendent aux oreilles pour mettre le museau dedans.
Dés le point du jour, ilz leur mettent la bride en la bouche et les nectoient et estrillent tresbien et ne boivent qu'il ne soit ie midi passé et après leur donnent à boire à toutes heures, quant ilz tiennent de l'eaue. Et encoires le soir, ilz se loigent voulentiers de bonne heure et sur rivyere s'ilz peuvent bonnement et donnent à boire à leurs chevaulx et les font demourer une heure la bride en la bouche comme une mule, sans leur donner à menger. Et a une heure, tous ensamble, chascun donne à menger à son cheval, lesquelz aussi ilz coeuvrent de nuyt de feutre ou d'autres belles couvertures qu'ilz portent avec eulx. Et pareillement ai je veu de leurs levriers couvers, desquelx ilz ont de tresbeaulx et bons, fors qu'ilz ont longues oreilles pendans et grandes queues feuillies et la portent bel. Leurs chevaulx sont tous chastrez, fors aucuns qu'ilz gardent pour estalons, comme je croy, car je n'en ay nulz veus. Ilz portent brides à la jenette et les selles samblablement. Ilz n'ont que ung archon devant et ung derriere et sont parfons. Ils ont des selles moult riches et ont larges estriers et courtes estrivieres.
Et au regart de leurs habillemens de guerre, je me suis trouvé deux foys là où les Grecz renioient la foy de Jhesucrist pour prendre celle de Mahomet, de quoy ilz font grant feste, et se habillent, en armes le mieulx qu'ilz peuvent et chevaulchent parmy les villes en assés grant compaignie et grant nombre de gens. Et les ay veu porter des brigandines assés belles de plus menue escaille que celles que nous portons et des garde-bras de mesme, et sont de la façon que on voit en peintures du temps de julle Cesar et sont de la longueur jusques auprès de la demie cuisse et au bout atachent des draps de soye tout autour qui va jusques à demie jambe; et portent en la teste blanc narnoys tout rond selon la teste, en aguisant le contremont d'un demi pié de hault au plus, et y avoit iiii clinques, une devant et une derriere et une a chascun costé, qui couvroient le col, les joes et le visage devant contre ung coup d'espée, ainsi qu'on en porte une aux salades en France et se ployoit pour mettre dessus ung de leurs chappeaulx ou sur une toque et de cela n'ay je guieres veu. Il y a d'autres habillemens qu'ilz portent communement sur leur teste et sur leurs chapeaulx et sur leurs toques et sont coiffes faictes de fil d'archal desquelles il y a de moult riches telles qui costent XL ou L ducats et y a de l'or beaucop et y en a de telles qui ne costent que ung ducatz ou deux et sont fortes contre ung coup d'espée de taille et les autres sont beaucop plus fortes. Je les ay veus aux champs en armes et pour ce que j'avoye ouy dire qu'ils s'armoient de blanc harnoys, je y prins garde, mais je n'en veys nuls aussi ne me sambly point qu'ilz s'en sceussent ne peussent bonnement aidier. Ilz ne portent nulz pourpoins ne nulles chauces ne autre habillement qui puisse ce servir.
Leurs selles sont telles comme j'ay dit, et sont assiz dedans à courtz estriers comme en une chayere et les genoulx bien haultz, et ne pourroient si peu estre rencontrez d'une lance que on ne les portast jus. Et aussi comme j'ay entendu, ne eulx ne leurs leurs chevaulx, combien qu'ils en ont de bons, ne pourroient endurer les grans traictes qu'ilz font aucunes foys, quant aucune grant affaire leur survient.
Il m'a esté dit par ceulx qui les ont veus et hantez, que quant les Crestiens font et ont fait grans armées pour venir en leur pays, le Turc le scet tousiours assés a temps pour faire son assamblée, laquelle il fait a deux ou à trois journées de là où il vouldra aler combatre les Crestiens. Et quant il est prest et qu'il scet leur venue et où ilz sont, car il a gens propres à ce faire, il part soudainement et a une manière de partement que cent hommes d'armes des Crestiens feront plus de bruyt à un partement d'un logis que ne feront xM Turcz et ne font que sonner un gros tabour, et ceulx qui doivent partir se mettent les premiers et tout le demourant à la file, sans rompre le train. Et ont, comme dit est, les chevaulx bons à ce faire. Ils sont legierement armez et, en une nuyt, ilz font autant de chemin ou plus qu'ilz feront en trois jours, en alant ainsi qu'ilz vont. Car combien qu'ilz font grandes journées, s'il ne leur est de necessité, ilz ne vont jamais que le pas.
Ainsi que nous desirons les chevaulx qui trotent bien et aysié, ilz desirent les chevaulx qui vont grant pas et qui courent longuement. C'est la cause pourquoy je diz qu'ilz ne pourroient porter le hamoys blanc comme on fait en France ou en Lombardie. Mais quant ilz ont affaire, chascun qui a de quoy porte l'arc et le tarquais et une espée dont ilz ont de bonnes et une mache grosse sur le rond, de plusieurs quarrés à court manche qui est un perilleux baston quant il assene sur les espaules ung homme desarmé ou sur les bras et je croy que qui en pourroit ferir à son aise, il estourdiroit ung homme en une salade. Les plusers portent de petis pavais de boys de quoy ilz se couvrent tresbien à cheval en tirant de l'arc, de quoy ilz se sçavent bien tous aidier, au moins ceulx que j'ay veus et le m'ont dit ceulx qui les ont plus hantez que moy. Ilz sont gens tresobeissans à leur seigneur et n'est nul si grant soit il que, pour sa vie, osast trespasser son commandement. Et je croy que c'est une des choses qui luy a fait faire de plus grandes executions et conquestes en fait de guerre, de quoy il a fait plus beaucop que ne monte le royaulme de France en grandeur, qui est grant pitié à veoir. Il m'a esté dit et conté la maniere que ce Turc et ses predecesseurs ont tenu au fait des batailles par quoy il a tousiours desconfi les Crestiens. Et mesme, quant ilz desconfirent l'empereur Sigemond et Monsieur le duc Jehan que Dieu veuille pardonner, ilz firent la diligence telle que j'ay dit cy devant. Et samblablement firent ilz dernierement quant ilz desconfirent ledit empereur devant Coulumbach là où Messire Advis, chevalier de Poulaine, moru comme dit est.
Quant ilz viennent ès lieux et places où ils veullent combattre, ils ont une maniere de faire. Ilz se mettent en pluseurs batailles, selon ce qu'ilz sont de gens et s'ilz sont en pays de bois ou de montaignes, pour ce qu'ilz se treuvent tousiours en grant nombre, ilz font une maniere d'embusche et envoient gens expers à ce et bien montez, car ilz sont legiers, et quant ilz ont treuvé les Crestiens mal à point, ilz congnoissent bien leur party et le sçavent prendre. Et s'ilz les treuvent en bataille en bonne ordonnance, ilz vont courant au loing des batailles aussi loing que leurs flesches peuvent venir dedans la bataille des Crestiens, soit aux gens, soit aux chevaulx. Et cela font ilz tant et si longuement qu'il a fallu que par force et par tanance, Hz aient mis du desroy; et incontinent que on fait samblant de les chacier qui ne seroit que le quart moins de gens qu'ilz ne sont au plus, incontinent ilz fuyent et se departent. Et quant on les a volu chacier, ainsi qu'ilz fuyent tousiours, ont desconfi les Crestiens et est à doubter que encoires feissent que ainsi le feroit, car ilz ont une maniere de faire que, en fuyant, ilz tirent tresbien de l'arc et ne fauldront point d'attaindre les gens ou les chevaulx. Et puis, chascun porte ung tabolzan attachié à l'arçon de la selle, et s'ilz voient que ceulx qui les chacent soient en desroy, celluy ou ceulx qui les conduisent commencent à sonner trois coupz: chascun sonne le sien et à coup se rassamblent comme pourceaulx au cry l'un de l'autre. Et s'ilz les tiennent en desroy, ilz le sçavent bien recepvoir. Et se par adventure, ilz chacent en arroy et tous ensamble, et viennent jusques là où est la grosse route, lesquelz sont en plusieurs batailles, ilz leur courent sus de toutes pars. Et se, en ceste maniere, ilz ne peuvent mettre les Crestiens en desroy, on m'a dit qu'ilz ont une autre maniere de faire, c'est assavoir qu'ilz se viennent presenter à grant puissance devant les batailles des Crestiens et ont pluseurs manieres de jetter feus pour espoventer les chevaulx, ou mainent des camelz ou dromedaires en grant nombre desquelz y en a de fiers et de hardis. Et les chacent et font approchier le plus près qu'ilz pevent des chevaulx des Crestiens pour les espoventer et mettre en desroy. Ce sont les manieres que on m'a dit qu'ilz ont tousiours tenu quant ilz ont eu affaire aux Crestiens. Et combien qu'ilz soient aucunesfois en grant nombre comme de c ou vixx ou de iic mil, se ne sont ilz point la plus part habilliez, comme j'ay dit, de tarquais, de coiffe, de mâche et d'espée, et seront la plus part à pié. Et en y a de telz qui n'ont que une grosse machue; et de ceulx qui auront le tarquais qui n'auront point d'espée, et si en y a qui n'auront point de tarquais. Il y a aussi, comme j'ay dit par avant, beaucop de Crestiens qui par force servent le Turc comme Grecz, Vulgaires, Macedoniens, Albanois, Esclavons, Rasciens et de Servie subjectz au dispot de Rascie et Wallaques, lesquelz, comme il m'a esté dit, s'ilz veoyent les Crestiens et par especial les François en grant puissance contre le Turc, ce seroient ceulx qui luy porteroient plus de dommaige et luy tourneroient le dos, car il les tient en grant servitude: et n'en sont point les Turcz, à mon entendement, tant à craindre ne à redoubter que j'ay autreffois ouy dire et que j'eusse cuidié combien que je ne les vueil pas blasmer, car je les' ay trouvé franches gens et loyaulx. Et croy et appert que là où ilz se sont trouvez, ilz ont fait vaillamment jusques icy. Mais il me samble que à gens de bon gouvernement, il ne seroit point chose forte ne difficile à les rompre et desconfire veu qu'ilz vont desarmez. Et me samble que je oseroys bien estre avecq la moitié et moins beaucop de gens qu'ilz ne sont pour les combatre, mais qu'il y eust ung prince bien obey et qu'il voulsist faire par le conseil de ceulx qui congnoissent leur maniere de faire. Car en m'a dit que derrainement qu'ilz combatoient l'empereur Sigemond, s'il eust voulu croire, il ne luy estoit nul besoin de abandonner sa place. Car il avoit avecq luy xxv ou xxxM Hongres et n'avoit que iic arbalestriers Lombars et Jennevois qui entretindrent les Turez jusques a ce que ledit empereur fu entré en ses galées qu'il avoit sur la Dunoe. Et les viM Wallaques ensamble le chevalier de Poulaine que j'ay cy dessus nommé s'estoient mis sur une petite montaignette à part ung pou loing de ceux de l'empereur, et là furent tous tailliés en pieces. Et pour ce que j'ay ung pou veu et ouy parler des choses dessusdites et ne sçay se cy après aucun prince ou autre avoit voulenté d'entreprendre la conqueste de la Grece, et aler plus avant se mestier estoit, j'en parleray selon mon entendement et prie que se je dis mal ou chose qui desplaise à aucun, qu'il me soit pardonné et que on la tiengne pour non dicte. Il me samble que si ung prince crestien se vouloit mettre sus, il fauldroit premierement disposer que la conqueste qu'il vouldroit faire seroit en l'onneur et reverence de Dieu et pourroit tant de ames qui sont en voye de. perdicion mettre en voye de salut, et non pas pour la loenge ne pour la vaine gloire de ce monde; et devroit querir gens de congnoissance et de bonne voulenté et qu'ilz ne feussent point pilleurs, et trouvast maniere de les payer, et me samble que une telle chose se devroit faire par l'ayde et moyen de Nostre Sainct Pere. Et par especial, que jusques au pays où on trouveroit le Turc et sa puissance, on ne prinst riens sans payer, car chascun peut penser que nul n'est content quant on luy prent le sien et autresfois en est mesadvenu à ceulx qui ainsi l'ont fait, comme j'ay ouy dire de cecy, je me attens aux princes et à messeigneurs de leur conseil. Et me arreste aux gens qu'il me samble qu'ilz seroient propices avec lesquelz je vouldroys bien estre pour entreprendre ladite conqueste, c'est assavoir des gens d'armes de France et de trait, archiers et arbalestriers, au plus grant nombre que on en pourroit tenir de telz, comme j'ay dit cy devant.
Item, mil hommes d'armes et xM archiers d'Angleterre.
Item, le plus grant nombre que on pourroit tirer des nobles hommes d'Allemaigne et de leurs crennequiniers à pié et à cheval. Et se ces trois nations se pouvoient trouver bien unies jusques au nombre de xv ou xxM hommes de trait, archiers et crennequiniers, je vouldroys bien que Dieu me fist la grace pour estre avecq eulx. Et se pourroit tresbien servir et se les pourroit on bien mener aussi ii ou iiic ribaudequins sur roes, lesquelz on meneroit bien de Belgrado jusques à Constantinoble. Et pour ce que j'ay parlé d'estre armé legierement, il me samble que le plus legier blanc harnois ou brigandinés, ce seroit le millieur et salades à visiere ung pou large, et des banieres et le harnois de jambe legier, car le traict des Turcz, comme on peut sçavoir, n'est point fort, combien qu'il y ait de fors arcz. Hz sont courtz, comme on scet, et leur traict est court aussi et délié et se boute le fer dedans le bois et ne pourroit souffrir grant coup. Et me samble qu'il ne puet mal faire, s'il ne atteint à descouvert et, en nécessité, nos arcbierz se pourront bien aidier de leur traict, mais les leurs ne se pourroient aidier du nostre pour les coches qui sont trop estroictes et les cordes de leurs arcz sont trop grosses qui sont de ners. Et ne tirent point leurs archierz à beaucop prés que font les nostres, mais à tirer de près, il va tost et se sont justes et soubdains. Pour ceste cause, je dis que le blanc harnois legier ou brigandines me samble le millieur. Car ilz ont des arcz et du traiet que je cuide qu'ilz fausseroient ung haubergeon.
Et me samble que les gens d'armes qui vouldroient estre à cheval devroient avoir légères lances et les fers trenchans, espées roides et trençhans et seroient bien seans petites hachetes à une main. Et ceulx qui seroient à pié auroient guisarmes ou bons espieux trenchans et que chascun eust les mains armées; et au regart de moy, je auroye aussi .cher des ganteletz que on fait en Allemagne de cuyr boully que d'autres. Et me samble que qui auroit place large et convenable pour combatre tout ensamble, que on ne devroit faire que une bataille, et que on fist de l'avant garde et de l'arriere garde les eles et que les gens de traict fussent entrelardés parmy, selon ce que on en auroit, qui n'en vouldroit mettre aucuns dehors pour escarmouchier, mais non point nuls hommes d'armes, et qu'il leur fust defendu sur peine de la hart de les chachier; et que on mist les ribaudequins tous clers semez devant la bataille, et le plus sur les eles pour ce que j'ay ouy dire que quant les Turcz se assamblent pour combatre, ilz sont tousiours en grant nombre, plus beaucop que ne le sont les Crestiens. Et c'est là où ilz prennent leur hardement et font pluseurs batailles. Et affin qu'ilz ne commenchassent aux deboutz, me samble il que on doibt mettre le plus desditz ribaudequins, car s'ilz povoient une foys entrer dedans, ilz sont si grant nombre que ce seroit une grace de Dieu s'ilz ne venoient au dessus de leur affaire, pour ce qu'ilz suivent tous l'un l'autre, de quoy ilz sont d'ung tresgrant encombrement. Pour ceste cause, me samble il qu'on se doibt entretenir ensamble sans les laissier entrer dedans la bataille, et me samble aysiée chose à garder, veu qu'ilz ne sont point armez pour soustenir ung grant fais à poulser a pié, et aussi ilz n'ont nulles lances qui riens vaillent; et le plus fort de leur fait est de leurs archiers, lesquels ne tirent point si loing ne se fort comme font les nostres.
Et combien aussi que a cheval se trouveront en plus grant nombre que les Crestiens et que leurs chevaulx ont plus grant alaine pour courre et escarmouchier plus longuement que ceulx des Crestiens, toutefois ne sont ilz pas si fors ne si puissans pour endurer un grant fais, et me samble que pour quelque chose on ne se doibt point desmouvoir que tousiours on ne se teingne joint ensamble. Et quant les Turcz se seront retrais, laquelle chose fault qu'ilz facent, ou qu'ilz combatent à leur grant desavantage et par abandonner de leurs vies, ou qu'ilz se retraient une journée ou deux arriere, et se ainsi est qu'ilz se retraient, que on ait tousiours chevaulcbeurs sur leurs venues et que on aille toudis avant en belle ordonnance pretz à les recevoir quant ilz viendront. En ce faisant, n'est point a doubter que on ne les defface, et faisant au contraire, me samble qu'ilz defferont tousiours toutes gens qui viendront en leur pays.
Aucuns pourroient dire que puisque on seroit ainsi les uns devant les autres qu'il ne seroit pas chose honneste aux Crestiens, se ilz ne aloient assaillir les Turcz. Et à ce que j'ay dit par avant, les Turcz qui sont de legiere despense et vivent de pou de chose affameroient les Crestiens s'ilz ne partoient hors de leur fort pour les aler combatre. J'ay ouy dire que aussi soubdainement que les Turcz viennent, aussi soudainement s'en revont ilz, une journée ou une journée et demie loing. Et aussitost arriere, ilz reviennent. Et qui ne se prent bien garde, ilz font de tresgrans dommaiges. J'entens que depuis que on les a veu une foys que on doit estre tousiours sur sa garde, chevaulchier ou aler prest pour combatre à toutes heures et tous ensamble tant que on puet, et quant on est en aucun passaige de quoy il y en a de bien mauvais, on puet envoïer des gens d'armes et de traict, autant que on pourra, veoir les places où ilz se pourront employer pour combatre et tout en bonne ordonnance, sans desroy, et ne se fault point travaillier d'aller en fourraige, car ce seroit la perdicion de ceulx qui le feroient et aussi on ne trouveroit riens aux champs. Les Turcz font tout mener aux bonnes villes lesquelles ne sont point fortes. Il faut par necessité qu'ilz combatent à leur grant desavantaige qui le pourra endurer ou qu'ilz abandonnent le pays, ce qu'ilz n'ont point fait jusques icy. Et pour ce, me samble il que gens notables et de bon gouvernement comme ces iii nations que j'ay nommé cy dessus, c'est assavoir François, Anglois et Allemans, sont assés souffisans, et eulx bien unis ensamble en nombre competent, pourroient aler par terre jusques en Jherusalem. Et dont ce n'est pas grant fait d'entreprendre la conqueste de la Grece, mais qu'ilz se veuillent bien entretenir ensamble sans chachier ne courre sus aux Turcz a leur desavantaige. Et pour ce que aucun pourroit demander où on prendroit vivres, il y a des rivyeres en Rascie et en la Grece pour porter navires; et si est le pays de Rascie bien fertile de tous vivres, comme il me samble. Aussi est assés la Vulgairie, Macedonie et la Grece. Et fault aux Turcz qu'ilz combatent comme dit est, ou qu'ilz s'en fuyent oultre le destroit que nous appelions le bras Sainct Georges, et qu'ilz abandonnent leurs femmes et leurs enfans et leurs biens, ainsi qu'il me puet sambler, selon ce que j'en ay veu la disposicion des villes et du plat pays lesquelz sont comme j'ay dit par avant. Et est assés vraysamblable car on l'a tousiours veu jusques icy que toutes et quantes foys que le Turc a fait venir armée pour passer la rivyere de la Dunoe,il s'est toudis ordonné et a esté prest pour combatre et ainsi faut qu'il le face ou qu'il perde tout, comme dit est.
Au partir de Belgrado, je passay la Dunoe qui à celle heure avoit bien x miles de large et me fu dit qu'il n'estoit de memoire d'homme que oncques on l'eust veue si large ne si parfonde à une toyse de hault. Et ne povoit on aler a Boude par le droit chemin. Et puys arrivay à une ville champestre que l'en nomme Pensey298. Et de là, chevaulchay par le plus plat pays que je veisse oncques, sans treuver montée ne vallée, et passay une rivyere à ung bac à ung villaige299.
Item, de là, je vins a une ville que l'en nomme Beuxquerel qui est audit dispot300 et je passay là deux rivyeres à pont301. Et de là, je vins à une ville qui est audit dispot qui a nom Verchet302 et là passay une tresgrosse rivyere et moult parfonde, que l'en nomme la Tisce303. Et de là je vins à Segading qui est une tresgrande ville cbampestre et est sur ladite rivyere de la Tisce304. Et jusques cy je suis venu sans treuver nulz arbres que deux petis boys enclos de rivyere, et ne font feu en celluy chemin où j'ay passé que de paille ou de roseaulx qui sont sur les rivyeres ou sur les marescaiges, de quoy il y a de tresgrans en aucuns lieux parmy celles grandes plaines, et n'y mengeoit on pain que de gasteaulx tendres et pou.
Cette ville de Segading n'a que une rue laquelle, il me samble, peut bien avoir une lieue de long et est moult fertile de tous vivres, par especial de poissons, des plus grans que j'aye point veu prendre sur nulles autres rivyeres; et je veys grant marchié de grues et de bistardes que on y prent communement, mais on les y appoincte et mengue ordement. Et y a pou de litz et ceulx qui y sont sont ors et couche on en pailles sur sacz de cuyr plains de vent que on souffle et sont de la longueur d'un homme. Il y a en ceste ville grantfoison dechevaulx à vendre et est estrange chose de les veoir donter et aprevoisier, car ilz sont tous saulvaiges. Et, me a on dit que on en y trouveroit iii ou iiiiM à vendre et à trèsgrant marchié, car pour x flourins de Honguerie, on auroit là ung tresbeau rouchin. Il y a une assés belle eglise de Cordeliers. Je ouys le service qu'ilz font ung peu sur le hongre. Et me fut dit que l'empereur avoit donné ceste ville à ung evesque que je veys la: et me sambla homme de grosse conscience. Je me partis dudit Segading et puis vins à une ville nommée305... Et de là je vins à Paele qui est sur la Dunoe devant Boude306. Et ay treuvé jusques cy ung tresbon pays et plain et y a grant foison de haras de jumens qui, en tous temps, sont aux champs comme bestes sauvaiges et c'est ce qui y fait avoir si grant marchié de chevaulx.
Item, de là, je passay la Dunoe et entray à Boude qui est la millieure ville de Honguerie307. Il y a ung tresbeau palais et grant mais qu'il fut assonny. Et me fu dit que l'empereur Sigemond l'avoit encommencié. Cette ville de Boude est assise sur une montaigne non pas trop haulte et est beaucop plus longue que large. Et de l'un des costez, devers soleil levant, y passe la Dunoe tout en long, et devers le ponant a une vallée et au bout, devers le midi, est ledit palais qui est bel et fort et est maistre de celle porte de la ville. Et auprès dudit palais, hors de la ville, a un tresbeau baing ehauld; et de l'autre costé entre la ville et la Dunoe en a d'autres non pas si beaulx. Ceste dite ville de Boude est bien marchande et fertile de tous biens. Et y croist plus de vins blancz que autres, lesquelz sont un pou ardans. Et dist on que ce vient à cause de ces baingz cbaudz qui sont là autour, qui passent par lieux plains de soulfre. Et est ceste ville gouvernée par Allemans en tous estas, tant au faict de la justice et de la marchandise que aussi au faict des mestierz, comme cousturierz, charpentierz, maçons et orfevres, ainsi qu'il me fu dit par ung marchant d'Arras que je treuvay, nommé Clays Davion, lequel l'empereur Sigemond avoit mené avecques pluseurs autres gens de mestier du royaulme de France, et est ledit Clays ouvrier de haulte lice. Il y a en ceste ville beaucop de Juifz qui parlent tresbon françoys, et en y a de ceulx qui furent chaciés hors du royaulme de France. Et si est le corps de sainct Pol hermite gisant à une lieue près de ceste ville et est tout entier.
Le pays de autour ceste ville est moult bel et plaisant. Et de là retournay arrière a Paele qui est une assés grosse ville champestre. Et y treuvay vi ou viii mesnaiges de gens de France lesquelz l'empereur Sigemond y avoit envoyez; auxquelz il fist encommencier une tresbelle tour et forte sur le bort de la Dunoe, à l'endroit de sondit palais, à l'entencion de y mettre une chaisne pour clorre ladite rivyere de la Dunoe, qui me samble une chose mal faisable, car ladite rivyere est moult large, et peut sambler qu'il eust prins exemple à la tour de Bourgongne devant le chastel de l'Escluse. Je ne sçay s'il y fu oncques, combien que ladite rivyere est trop plus large que la largeur depuis ledit chasteau jusques à ladite tour.
Je fus dedans ladite tour de Paele. Elle est bien espesse et de là haulteur de trois lances ou environ et y a grant foison de pierres tailliez pour tousiours la faire, mais il me fu dit que les maçons qui y sont maintenant ne les sçavent mettre en euvre: car ceuls qui la commencerent sont trespassés. Il y a autour de ceste ville de Paele moult beau pays et y demeure grant foison de marchans de chevaulx. Et qui en auroit affaire, on y en treuveroit deux mil de bons à vendre; et les vendent par estables et sont x chevaulx en chascune, et le prix est deux cens flourins l'estable: de quoy j'en veys pluseurs que les deux ou trois valoient tout l'argent. Car la pluspart viennent du pays de Transsilvan qui sont les montaignes qui separent le royaulme de Honguerie et la Walaquie devers soleil levant. Et en ces montaignes sont les mines d'or et de sel lesquelles valent tous les ans au roy de Honguerie chascune cM flourins, comme il me fu dit. Et avoit baillié les mines d'or au seigneur de Prusse308 pour garder la frontiere contre le Turc et au conte Mathico pour garder Belgrado. Et la royne prenoit le fait du sel lequel est moult beau et samble pierre, et est de la façon d'une pierre d'ung pié de long ou environ et de quatre quarres et ague dessus et se tire d'une roche. Et qui le voit sur ung chariot, ce samble que ce soient pierres. On le fait mouldre en ung mortier et me samble le plus bel et le millieur et le plus deslyé sel que je veys oncques et est assés blanc.
Je achetay ung cheval en ceste ville pour ce qu'il couroit bien tost et, par coustume, la pluspart sont tresbons coureurs. Je rencontray en mon chemin des gens qui aloient sur charios vi en aucuns, vii, viii en ung autre ainsi que la chose la donne, qui n'ont que ung cheval qui les maine. Et quant ilz vuellent faire grant journée, ilz font ainsi. II y a d'aucuns charios couvers à la maniere du pays qui sont tresbeaulx et ont moult legieres roes et tout; et me samble que ung homme le porteroit bien à son col s'il estoit bien loyé, et sont les roes de derriere beaucop plus haultes que celles de devant et se puelt on tresbien dormir et reposer dedans, car le pays est si tresunny que on ne treuve point d'empeschement que le cheval puisse tousiours bien troter. Et quant ilz labourent les terres, ilz font si trèslongues royes que ce me fu une merveilleuse chose à veoir; et y a grant foison d'herbes pour nourrir les chevaulx et les jumens lesquels sont, par coustume, ung pou merveillieux et par especial mal aysies à ferrer. Et en ay veu pluseurs qu'il failloit abatre quant on les vouloit ferrer. Et icy je prins ung de ces compaignons maçons françois lequel me dist qu'il estoit de Bray sur Somme pour mener avecques moy, car, jusques là, je n'avois point eu de serviteur. Et de là, je repassay la rivyere et m'en retournay à Boude où ledit ambassadeur de Milan avecques lequel je fus devers le grant conte de Honguerie au palais qui estoit comme lieutenent de l'empereur, lequel me fist tresgrant honneur de venue, pensant que je fusse Turc309. Et quant il sceut que j'estoye Crestien,il ne m'en fist point tant. Et me fu dit qu'il est homme de petite foy et ne tenoit point bien ce qu'il disoit et ainsi le font la pluspart des Hongres en gêneral, et autant que je les ay hantez, je me fieroys plus en la promesse d'ung Turc que je ne ferois d'ung Hongre. Et jousta le filz dudit grant conte310 en basses selles sur petis chevaulx à la guise du pays, qui est belle chose à veoir et congnoist on bien ceulx qui se sçavent bien tenir sur la selle. Car, par coustume, quant ilz joustent, les deux ou l'un du moins fault cheoir en bas. Et joustent de fortes lances et courtes et sont tresbien et gentiment habiliiés.Et quant ilz joustent à l'estrivie pour verges d'or, ilz prendent selles pareilles, parties aux lotz et chevaulx d'une haulteur et ne joustent que ung contre ung et tousjours per, et s'ilz sont pluseurs, quand l'un est cheu, luy et son compaignon se tirent a part et ne joustent plus.
Ledit filz dudit conte estoit nouvellement marié à une tresbelle dame du pays. Et est ce grant conte aagié homme, lequel autreffois prist le roy de Behaigne et de Honguerie Sigemond qui, depuis, a esté empereur et le mist en prison. Finablement, il le delivra par appoinctement, comme il me fu dit.
Et vins de Belgrado à Boude en vii jours. Je veys aussi à Boude le grant conte de Honguerie et pluseurs autres seigneurs barons du pays. Et quant je me deus partir de Boude, mon ambaxadeur me dist qu'il me abandonneroit en chemin pour s'en aler devers le duc de Milan. Et adoncques je parlay au dit Clays Davion qui estoit d'Arras comme dit est, lequel me bailla unes lettres adreçans à ung marchant qui estoit de sa cognoissance a Vienne en Austriche. Et quant je y arrivay, je treuvay à grant peine nul qui me voulsist logier, pour ce qu'ilz cuidoient que je fusse ung Turc. Adventure me mena logier à une grande bostelerie, là où on me recueillit et avoys mon homme que j'avoys prins à Paele qui parloit hongre et hault alemant. Et incontinent qu'il demanda icelluy marchant, on le ala querir. Et vint vers moy. Et quant il eust visité les lettres que je luy portois, il se offry de moy faire tout plaisir qui luy seroit possible et pour ce que je m'estoye descouvert audit Clays Davion, il escripvit par ses lettres mon nom et dont je venoye et comment j'estoye serviteur de Monseigneur le duc. Et prestement ledit marchant s'en ala devers Monseigneur le duc Aubert de Austriche311 lequel est cousin germain de mondit seigneur et luy dist la maniere de ma venue et mon nom aussi. Lequel envoya incontinent ung poursuivant lequel estoit au conte de Xil312 que on appeloit Senich et tantost après vint Messire Albrech de Potandorf313 lequel n'avoit pas longtemps avions prins moy et aultres entre Flandres et Brabant, cuydans qu'il fust subgect du duc Frederic d'Austriche, lequel avoit deffié mondit seigneur. Et vint ledit Messire Albrech à mon logis à cheval deux heures après ce que je fus arrivé et me fist demander, lequel véritablement je cuidoye qu'il venist pour moy prendre prisonnier, mais je treuvay le contraire. Et me dit que mondit seigneur d'Austriche l'envoyoit vers moy qui avoit sceu que j'estoye serviteur de mondit seigneur le duc pour moy bienveignier. Et me dist que Monseigneur d'Austriche me mandoit que se avoie de riens affaire, que je le demandasse aussi franchement que se j'estoye devers mondit seigneur le duc, car il voudroit faire pour tous ses serviteurs comme pour les siens mesmes. Et ledit Messire Albrech me offrit or et me presenta argent et chevaulx et autres choses, et me rendit bien pour mal, combien que je ne luy avoye fait chose que, par honneur, je ne deusse et peusse bien faire. Et au bout de deux jours, mondit seigneur d'Aultriche envoya ledit Messire Albrech me querir pour aler luy faire la reverence et parler à moy. Et vins vers luy au partir de sa messe, et estoit accompaignié de viii ou x notables chevaliers anciens. Et quant je luy feis reverence, il me print par la main et ne souffrit oncques que je parlasse a luy à genoulx et me fist demander des nouvelles, et plus de Monseigneur et de son estat que d'autres, lequel me sambloit qu'il avoit moult chierement. Et estoit mondit seigneur d'Austriche grant par raison et estoit brun et prince benin et doulx et vertueux en toutes choses, comme on disoit. Il estoit vaillant et large et avoit avecques luy aulcuns seigneurs de Behaigne que les Houitz314 avoient chaciez hors du pays, pour ce qu'ilz ne vouloient point tenir leur loy. Et à celle foys, estoit venu vers luy un grant baron de Behaigne que on appeloit Paanepot315 et autres en sa compaignie pour trouver maniere d'avoir aulcun appoinctement avecques luy pour ce que les Houltz vouloient aler, comme il me fu dit, au secours du roy de Poulaine contre les seigneurs de Prusse et luy firent de grans ouffres, ausquelz mondit seigneur d'Austriche respondi que s'ilz ne se reduysoient en la foy de Ihesucrist, que avecq luy n'auroient jamais ne paix ne accort, aussi longuement qu'il vivroit. Et à celle heure avoit jà conquis mondit seigneur d'Austriche tout le pays de Morave et avoit desconfi les Houltz par deux fois. Et me fu dit que sa conduite, sa vaillance, sa largesse luy proffita lors beaucop. Au partir de là, on me mena veoir la duchesse qui estoit tresbelle dame et grande, et fille heritiere de l'empereur du royaulme de Honguerie et de Behaigne et des autres seignouries qui en dependent, et n'avoit que ung pou qu'elle estoit relevée d'une belle fille et plus n'en avoit eu encoires316, de quoy on faisoit tresbonne chiere et joustoit on souvent; laquelle duchesse me fist samblablement tresbonne recueillote et pareillement me demanda de mondit seigneur et de madame la duchesse, et puys m'en retournay à mon logis et fus accompaignié de seigneurs et gens qui valoient mieulx de moy. Et le lendemain, me manda mondit seigneur d'Austriche par ledit Messire Albrech que je alasse pour disner avecq luy et me fist mengier à sa table et ung grant seigneur de son pays et ung seigneur de Honguerie, et mengeoit on à une table quarrée et ne porte on que ung plat de viande à la foys; et le plus prochain est celluy qui plustoty met la main, car la coustume est telle et est en maniere d'assay; et avoit toutes ses gens à gaiges et ne demouroit nul à mengier en sa sale que ceulx qu'il ordonnoit à son maistre d'ostel, comme il me fu dit. Ilz appointent grant foison de viandes et y mettent beaucop d'espices et servent de char et de poisson, plat après autre. Au partir du disner, on me mena devers la duchesse pour veoir les danses là où il avoit de tresgracieuses gens, gentilzhommes et gentilzfemmes portant les plus beaulx cheveulx que je veisse oncques. Et me donna lors madite dame ung chaperon de fil d'or et de soye et ung anel à tout ung bon dyamant pour mettre sur ma teste, selon la coustume du pays. Et là me print ung gentilhomme bien noble que on appeloit Paiser317 et n'est que escuier et est comme chambellan et garde des joyaulx et a grant gouvernement et auctorité autour de mondit seigneur, lequel par l'ordonnance démondit seigneur d'Austriche me ala monstrer ses joyaulx, entre lesquelz me monstra la couronne du royaulme de Behaigne où il y a des assés bonnes pierres; entre les autres, y a ung rubis le plus gros que je veisse oncques et est plus gros, comme il me samble, que une grosse date, mais il n'est point net, pour aucunes faussettes où il y a des choses noires par dedans. Et de là, me mena veoir les waguesbonnes de mondit seigneur d'Austriche, lesquelles il avoit fait faire pour combatre les Behaignois: et n'en veys là nulles où y puet combatre plus de xx hommes: et me dist que mondit seigneur en auroit fait faire ung où il pourroit combatre iiic hommes et n'y fauldroit que xviii chevaulx pour la mener.
Je treuvay là Monseigneur de Valse318, lequel est le plus grant seigneur d'Austrice apres le duc et est gentil chevalier. Et se y treuvay Messire Jaques Trousset qui est un gentil chevalier de Chouave319 lesquelz me firent tresgrant chiere et bonne. Il yestoit ung que l'en nomme le Cnanc lequel estoit eschançon de l'Empire par heritaige320, lequel sceut que j'estoye à Monseigneur le duc et me fist espier pour me prendre quant je vindroys en Baviere pour ce qu'il avoit perdu ung sien frere et autres de ses amis en la bataille de Bar321. De quoy mondit seigneur d'Austriche fu adverty et me fist attendre plus que je n'eusse fait, et donna congié à celluy, moy estant icy.
Je veis jouster par trois fois sur petis chevaulx et à basses selles comme j'ay dit par avant. L'une à la cour de mondit seigneur d'Austriche et les deux autres sur les rues, où ils se blessent tresbien et lourdement aucunes fois. Et veis mondit seigneur d'Austriche ferir l'un de ses gens, et veis là la premiere fois armer en ceste maniere ledit Messire Jaques Trousset. Et sy trouvay ung poursieuvant breton bretonnant avecques mondit seigneur d'Austriche que on appelle Toutseul qui avoit esté à l'amiral d'Espaigne, lequel poursieuvant venoit tous les jours pour me accompaignier à la messe et là où je voulois aler. Et quant je me party, il me presenta L marcz d'argent qu'il avoit en esmaulx pour les vendre, pensant que j'eusse despendu tout mon argent et me vouloit promettre que jamais il n'en diroit mot, pour ce qu'il veoit que je ne vouloye riens prendre ne de don, ne d'emprunt de nulluy, car il savoit bien que mondit seigneur d'Austriche m'en avoit fait presenter secretement. Et aussi ledit Messire Albrech m'en avoit présenté à prester et aussi Messire Robert d'Avrestorf322 qui, l'an devant, avoit esté en Flandre desguisé, lequel est bien grand seigneur au pays et avoit veu mondit seigneur le duc et son estat, duquel il disoit du bien beaucop.
Et revenant à mon chemin, je vins de Boude à Thyate323 qui est une ville champestre et s'y tient voulentiers le roy, ce dist on. En après, je vins à une ville que l'en nomme Javir et en alemant Rave et siet sur la rivyere de la Dunoe324 Et au partir de là je passay devant une petite ville qui est une isle dedans la Dunoe et laquelle on me dist que l'Empereur l'avoit autreffois donné à ung des gens de Monseigneur le duc de Bourgongne, et croy que ce fu à Messire Renier Pot325. Et delà, je vins à une ville que l'en nomme Bruc326 qui est ung tresfort passaige et y a une chaucée longue et estroite sur une rivyere en ung grant marescaige qui depart le royaulme de Honguerie et la duchié d'Austriche, et me samble que ung petit nombre de gens le garderoient bien du costé d'Austriche que on n'y passeroit point. Et environ deux lieues oultre, l'ambaxadeur de Milan print son chemin pour s'en aler devers le duc de Milan, son maistre. Et de là je vins à Vienne en Austriche et furent v journées depuis Boude. Ceste ville de Vienne est assés grande, et tresfort peuplée de riches marchans et de gens de tous mestiers. Elle est tresbien fermée de bons fossés et de haulte muraille et de l'un des costez, devers le north est sur la rivyere de Dunoe, laquelle court selon les murs, et est une ville bien joyeuse et de beaucop de esbatemens et est assise en tresbeau pays et bon. Les gens sont mieulx habilliés et plus honnestement qu'ilz ne sont en Honguerie, combien qu'ilz portent tous gros pourpoins et larges par dessoubs et bien fors, et ung bon haubergon dessus et ung glaçon quand ilz vont à la guerre et ung grant chappeau de fer et autres harnois, selon la coustume du pays.
Et en la marche d'Austriche et de Behaigne sont crennequiniers, et en Honguerie sont archiers et leurs arcz sont de la façon de ceulx des Turcz, mais ilz ne sont pas si bons ne si fors aussy, ne les peuples si bons archiers. Les Hongres tirent à iii doigs et les Turcz au poulce et à l'anel.
Et quant je prins congié de mondit seigneur d'Austriche et de madame, il me fist demander se j'avoye besoing de riens, auquel je respondis comme j'avois fait autreffois à ceulx qui m'en avoient presenté, que mondit seigneur le duc m'avoyt si tresbien fourny et si tresbien pourveu que j'avoys encoires assés d'argent pour autant de temps que j'avoye à aler devers luy, et puis il me recommanda à Monseigneur de Valse qui s'en aloit en son pays qui est sur la frontiere de Behaigne de laquelle il avoit la charge. Et aussi me recommanda il à Messire Jacques Trousset.
Ceste dite ville de Vienne est sur la Dunoe et y estoit le duc Aubert d'Austriche, cousin germain de mondit seigneur le duc, auquel je feys prier qu'il me fist donner ung sauf conduit pour passer par son pays et il m'en fist avoir ung.
Et me fu dist que les Houltz l'estoient venus requerir de paix, mais il n'en a voulu riens faire, et c'estoit pour aler au secours du roy de Poulaine à l'encontre des seigneurs de Prusse. Et au partir de Vienne je vins à une ville que l'en nomme Sainct Polquin327, et là se font les millieurs cousteaulx de tout le pays et ce fu en deux journées de chemin.
Item, de là je vins a une ville que l'en nomme Melich328 qui est sur la Dunoe et y a ung tresbeau moustier de chartreux et y fait on les millieures arbalestres du pays. Et jusques Vienne et iii journées oultre, la Dunoe vient contre soleil levant et au dessus de Boude retourne contre midi jusques à la pointe de Belgrado, et delà reprent son cours contre soleil levant entre Vulgairie et Honguerie et va, comme on dist, cheoir en la mer Majeur à Montcastre329. Je m'en rapporte à ceulx qui y ont esté. Et de là je vins à Valse330 qui est audit seigneur où il y a ung assés fort chastel sur une roche assés haulte sur la Dunoe. Et me fist monstrer ledit seigneur les plus riches vestemens d'autel que je veisse oncques, de brodures et de perles. Et là, je veys mener des vaisseaulx contremont la rivyere de la Dunoe à force de chevaulx.
Et lendemain, vint un gentilhomme de Baviere veoir mondit seigneur de Valse lequel ledit Messire Jaques Trousset vouloit pendre à une aubespine qui estoit à la porte en ung jardin, de quoy ledit seigneur fu adverty et pria Messire Jaques qu'il ne feist pas ceste honte. A quoy il respondit que s'il venoit jusques à luy qu'il failloit qu'il le feist. Adoncques ledit seigneur ala ung peu au devant dudit gentilhomme et luy fist ung signe, et il s'en retourna. La cause pourquoy ce fu ledict Messire Jaques estoit de la secrete compaignie et aucuns de ses gens qui estoient avecques luy; aussi en estoit ledit gentilhomme lequel s'estoit mesusé.
Item, de là je vins à une ville que l'en nomme Oens331 qui est sur une rivyere nommée Oens332. Et de là je vins à une ville que l'en nomme Evresperch333 qui est à l'evesque de Passot qui est aussi assise sur ladite rivyere.
Item, de là je vins à Lins334 qui est une tresbonne ville et y a ung tresbeau chastel assis sur la Dunoe et est à Monseigneur d'Austeriche et en est gouverneur ledit seigneur de Valse et est bien près de la frontiere de Bebaigne. Je veis en ceste ville madame de Valse qui est une tresbelle dame, laquelle me fist de l'onneur beaucop et est du pays de Behaigne335. Elle me donna ung rouchin qui trotoit bien aysié et ung chapeau de perles où il y avoit ung anel à tout ung rubis et ung dyamant pour mettre sur mes cheveulx, selon la coustume du pays, et là demoura Monseigneur de Valse. Et je me party en la compaignie de Messire Jaques Trousset et m'en vins à une ville que l'on nomme Erfort qui est au conte de Chambourch336. Et là fault le pays d'Austeriche. Et furent vi journées depuis Vienne jusques icy.
Item, de là je vins à une ville que l'on nomme Riet qui est en Baviere et qui est au duc Henry337.
Item, de là je vins à une ville que l'on nomme Preune qui est sur la rivyere de Sceine338.
Item, de là je vins a une ville que l'on nomme Bourchaze339, et la estoit le duc Henry de Baviere et là passay ladite rivyere de Sceine et y a ung tresbeau chastel sur ladite rivyere.
Item, de Bourchaze je vins a Mouldrouf340 et là passay une grosse rivyere nommée Ting.
Item, de là je vins en la terre du duc Loys de Baviere, mais je n'entray point en ses villes.
Item, je vins à la plus belle petite ville que je veisse oncques que on appelle Munecque et est au duc Guillame de Baviere. Et de là je vins à une ville que l'en nomme Lansperch341 et au partir de Lansperch, je yssi hors du pays de Baviere et entray au pays de Souave et vins à une ville qui est au duc et a nom Meindelahan342. Et de là, je vins à une ville de l'Empire que l'en nomme Mamines343.
Item, de là je vins en la terre dudit Messire Jaques Trousset et de ses freres lequel me fist mener en ung de ses chasteaulx que l'en nomme Walpourch344 et là demouray deux ou trois jours attendant ledit Messire Jaques qui estoit alé voir aucuns de ses amis: et commanda à ses gens que on fist pour moy comme pour luy propre.
Item, de là je alay à une ville de celles de l'Empire que l'en nomme Ravespourch345. Et delà je vins à une ville que l'en nomme Martorf346. Et de là, je vins à une ville qui est à l'evesque de Constance que l'en nomme Merspoch347 et est sur le lach de Constance, et passay là ledit lach qui peult bien avoir iii miles latines de large a cel endroit.
Item, de la je vins à une ville de Constance qui sur ledit lach et là passay le Rin qui part dudit lach et prent là son nom. Et jusques cy me mena seurement ledit Messire Jaques en sa compaignie, lequel me fist de l'onneur et du plaisir beaucop, pour l'onneur de mondit seigneur le duc. Et là demoura et me bailla ledit poursieuvant du conte de Xil pour me conduire aussi longuement que je vouldroys. Et prins congié dudit Messire Jaques Trousset à grant regret, qui est ung tresgentil chevallier et vaillant entre les Alemans, lequel m'eust voulentiers convoié plus avant, mais il failloit qu'il s'en retournast pour une entreprinse qu'ilz devoient faire ledit seigneur de Valse et luy qui sont comme freres. Et devoient jouster de fer lance xiii contre xiiii, tous parens et amis ensamble, selon la coustume du pays, à targes et chapeaulx de fer, lequel harnois et autres de quoy il est tresbien fourny pour joustes et pour armes il m'avoit monstré en son chastel de Walpourch. Et de là, je vins a une ville que l'en nomme Estran348: et là repassay ladite rivyere du Rin. Et de là je vins selon ladite rivyere de l'autre part en une ville que l'en nomme Chauffouze349 qui est à l'Empereur et sur le Rin. Et de la je vins en une ville que l'en nomme Walsquot350 et est au duc Federic d'Austeriche et est sur le Rin. Et de là, je vins à une ville que l'en nomme Lausemberch351 et est audit duc et est assise sur la rivyere du Rin.
Item, de là je vins à une ville que l'en nomme Rinbel352 et est audit duc et sur le Rin. Et de je vins à Basle qui est à l'Empereur et là estoit le Sainct Concille et est aussi sur le Rin. Et estoit en ladite ville de Basle le duc Guillame de Baviere, lieutenant de par l'Empereur, et me manda querir pour parler à luy et parlay à luy et à madame la duchesse sa femme353. Et veys le Sainct Concille assis où estoit ledit duc pour l'Empereur et monsieur le Cardinal de Sainct Ange, legat de Notre Sainct Pere le Pape Eugène354, et autres cardinaux jusques au nombre de sept, et pluseurs patriarches, archevesques et evesques. Et la treuvay des gens de mondit seigneur, l'evesque de Chaslon355 maistre Jehan Germain356 et Messire Guillebert de Lannoy357, seigneur de Willerval, ambaxadeurs de mondit seigneur le duc. Je parlay audict legat et au cardinal de Rouen358 et me enquist fort mondit seigneur le legat du pays de Grece entre les autres et me chargea de dire aucunes choses à mondit seigneur touchant la conqueste d'icelluy pays, laquelle il me samble qu'il desire moult et a tresfort au cuer. Et au partir de Basle, je laissay mondit poursieuvant lequel s'en retourna et me partis en la compaignie du grant Chanery presenteur de Lyon359 et entray en la conté de Ferete qui est au duc Frederic d'Austeriche et vins à une ville que l'en nomme Grantville360.
Item, de là je vins à Montbeliart, qui est à la contesse de Montbeliart361.
Item, de là je entray en la conté de Bourgongne, qui est à Monseigneur le duc de Bourgongne et de Brabant.
Item, de là je vins à la cité de Besançon et de la tiray à Vezou et à la Ville Neufve362 avecq Guillaume de Seillaz pour m'en venir en Flandres par les marches de Bar et de Lorraine devers mondit seigneur le duc; et avant que je partisse d'illec, je sceus que mondit seigneur estoit a l'entrée de Bourgongne et avoit mis le siege devant Mussy l'Evesque363. Adonc, je me party de Ville Neufve et m'en alay à Aussone et de là à Dijon. Et là, treuvay Monseigneur le chancellier de Bourgongne364 avecq qui je alay devers mondit seigneur le duc, lequel je treuvay en l'abbaye de Potières365 et ses gens estoient au siege, et de sa grace me fist tresbonne chiere et vins devant luy en tout tel estat que j'estoye party de Damas et luy menay mon cheval que j'avoye acheté et luy baillay tous mes habillemens, ensamble l'Alkoran et les fais de Mahomet que le chappellain du consul des Venissiens à Damas m'avoit baillés par escript en latin, qui contenoit beaucop d'escripture, lequel mondit seigneur bailla a maistre Jehan Germain, docteur en theologie, pour le visiter et oncques puis je ne le veys. Ledit maistre Jeban Germain a depuis esté evesque de Chalon sur la Sone et chancellier de la Toyson. Je me passe de parler plus au long de la situation du pays depuis Vienne jusques icy pour ce que pluseurs sçavent bien quel il est et se je dis vray ou non. Et au regart des autres pays dont j'ay parlé par avant et des passaiges que j'ay nommés ci dessus, je prie aux liseurs qu'ilz ne me le vuellent imputer à vaine gloire, ne à orgueil, ne à vantance, mais je l'ay fait pour deux raisons, l'une se aucun noble homme y vouloit aler, il pourra demander ce chemin et trouvera se je dis verité, l'autre raison pour ce que mon tresredoubté seigneur Monseigneur le duc m'a commandé que je feisse mettre en escript, selon une petite memoire que j'en avoit fait en ung petit livret, quant j'avoye eu loissir d'escripre. S'il n'est si bien dict que autres le pourroient bien faire, je supplie qu'il me soit pardonné.
Cy fine le voyage de Bertrandon de La Broquiere qui trespassa à Lille en Flandre le ixe jour de may l'an mil CCCC cinquante et IX.
Cy commence l'advis de Messire Jehan Torzelo, chevallier, serviteur et chambellan, comme il dit, de l'empereur de Constantinoble, lequel advis il fist à Florance le seziesme jour de mars l'an mil quatre cens trente neuf et puis fut envoyé à mon trèsredobté seigneur, Monseigneur le duc Phelipe de Bourgoigne et de Brabant, par Messire André de Pellazago, florentin.
Cy parle ledit Messire Jehan Torzelo.
– Pour ung chascun tresdevot
et tresloyal chrestien: « En me trouvant à la court du
Grant Turc par l'espasse d'envyron douze ans et pensant à enquerir
la puissance dudit Grant Turc et la maniere comment on
la pourroit deffaire, affin que j'en peusse advertir les seigneurs
chrestiens, m'a samblé bon de noter la maniere et condicion
dudit Turc et la conduicte de ses affaires, et iceltes signifier
aux princes chrestiens et devotz à la religion chrestienne, auxquels
je prie qu'ilz mettent leur cueur à ceste euvre pour le
salut de leurs âmes.
« Je dis doncques premierement que les gens que le Grant Turc peult avoir pour aller contre le peuple chrestien et pour le conquester seroit environ cent mil hommes de cheval desquelz y en a vingt mil qui sont souldoyez de luy. Et entre ceulx cy, s'en peuvent trouver dix mil bien armez: le demourant est sans armes, fors seullement escus, espées, arcz et flesches.
Et avec ce, il y a envyron dix mil gens de pié: et ceulx ci ne sont sans armes fors seullement espées, arcs et flesches. Et les aulcuns ont escus et les aultres non. C'est cy toute la puissance du Grant Turc, laquelle rompue et conquestée, on peut en moins d'un mois, conquester la saincte Terre de promission. Et à voloir conquester le Turc, il seroit besoin avoir premierement quatre vingtz mil combatans et aller par la Hongrie et à la riviere de la Dunoe, et là avoir les fustes ou naves en ordre pour passer les chevaulx, lesquelles fustes se trouveront bien en Hongrie.
« Il fauldroit partir ceste puissance en trois parties: l'une et la principalle passeroit à Vidinc qui est une ville sur la rive de la Dunoe et seroit de cinquante mil combatans; l'autre de vingt mille passeroit à Bellegrade qui est aussi à la rive de la Dunoe. Et la Dunoe passée, la puissance dessus dicte seroit en la Grece; et pour donner a cognoistre la condicion de la Grece, diray ce qui s'ensuyt.
« La Grece a en soy encores trois seigneurs chrestiens. L'un est le seigneur de la Rascie qui est tributaire au Turc et peult mettre sur les champs quarante mil combatans à cheval tresbien en point, et lequel confine à la Hongrie. Il est tresvaillant cappitaine et conduycteur de faitz d'armes, especialement à combattre les Turcz et tantost qu'il verroit une telle puissance de chrestiens à ses piés, il se tourneroit incontinent et seroit luy mesme guyde et conducteur pour destruyre le Turc.
« Il y a après Albanye où sont deux seigneurs qui pourroyent mettre sus vingt mil hommes à cheval qui pareillement, tantost qu'ilz verroient puissance de chrestiens, prestement se tourneroyent contre le Turc.
« Il y a la seigneurie de la Morée qui est de Monseigneur l'empereur qui mettroit sus quinze mil hommes tresbien en point et toute ceste puissance se pourroit trouver ensamble en huit jours avec la part des vingt mil combatans que j'ay dict qui passeroyent a BeUegrade.
« Et oultre ces seigneurs cy, il y a plus de cinquante mil hommes chrestiens qui sont subjectz au Turc et incontinent qu'ilz verroyent la puissance des chrestiens se rebelleroyent contre le Turc et seroyent ceulx qui plus le destruiroyent.
« Et oultre tous ceulx cy, il y a une grande multitude de chrestiens subjectz au Turc par tribut qui tous se rebelleroyent contre luy.
« Les cinquante mil que j'ay dict qui doibvent passer par contre Vidinc devroyent tousiours venir avant ensamble et en bon ordre et faire le chemin de Andrenopoly où est le principal siege du Turc, pour luy donner siege non pour autre chose sinon pour le garder de venir à dos aux autres puissances. Et ce principal exercite, en estant cinquante mil, jamais ne perdra bataille contre lè Turc, car il n'aura point puissance de resister pour l'empeschement de son secours qui sera empesché des autres puissances.
« De Vidinc à Andrenopoly sont quinze journées de cheval. Les dix mil que j'ay dict qui passeroyent par la Pedra auroyent avec eulx le seigneur de la Walaquie qui peust mettre sus quinze mil hommes à cheval des plus vaillans gens qui soyent au monde, et lequel seignourie le bras de Zagora qui est une province de la Grece.
« Et en tenant ceste maniere, le Turc seroit perdu et tresbrief. Car consideré la condicion de la Grece, comme j'ay dict, et que lesditz gens d'armes vinsent en la maniere que dict est, en moins d'ung mois, tout seroit finy par la grace de Dieu.
« Et selon l'opinion d'aulcuns, il seroit encores besoin d'avoir par mer vingt gallées armées qui empeschassent la Turquye de en donner secours à la Grece et suis assez de ceste opinion, combien qu'il ne me samble pas trop nécessaire, mais il ne peust nuyre; lesquelles gallées se porroyent avoir des Venissiens et des Cathelans et qui tresvoluntiers le feroyent pour la deslivrance de leurs lieux et seigneuries que ont prins les Turcz, et que journellement leur font des molestes et en volant faire ladite entreprinze, seroit chose treslegiere de la povoir faire et je diray la maniere: que Nostre Sainct Pere le Pape donne la conqueste à aucun noble et vaillant prince à ce souffissant et mette indulgences par toute chrestientè pour assambler argent tant pour souldes de gens comme pour autres choses.
« Et l'Allemaigne, la Hongrie, la Behaigne, la Cratonye qui sont tous voisins et batus des Turez porroyent mettre dans les champz cent mil combatans. Et de la Hongrie à passer dans la Grece n'y a passer sinon la Dunoe et tantost on est en la Grece; et par ceste maniere est treslegiere à qui en aura bon volloir.
« Item, conquestant la Grece comme j'ay dict, conquesteroit la Terre Saincte en moins d'un mois, car la Grece en demourant en la seigneurie des chrestiens est souffisante sans nul doubte de rachepter tout le demourant, car elle porra faire plus de cent gallées et de cent mil hommes combatans.
« De Vidinc jusques à Andrenopoly a quinze journées: de Andrenopoly jusques à Constantinoble a trois journées et de Andrenopoly jusques à Galipoly qui est port de mer et le passaige de Turquie a trois journées. Et si la puissance peult joindre à Andrenopoly, il n'est plus riens à dobter, car tout le pays se rebellera contre le Turc et ceulx du pays propre seront ceulx qui le destryront. »
« JOHANNES TORZELO,
« chevallier, serviteur et chambellan de l'empereur de Constantinoble. »
Sensuyt l'advis et advertissement de ce qu'il samble à moy Bertrandon de La Broquière, seigneur de Viel Castel, conseiller et premier escuyer trenchant de mon tresredobté seigneur Monseigneur le duc de Bourgoigne et de Brabant, touchant l'advis cy dessus escrit, lequel Messire Jehan Torzelo, chevallier, serviteur et chambellan de l'empereur de Constantinoble, a faict, en amonestant les seigneurs chrestiens pour la conqueste de la Grece, de la Turquie et de la Terre Saincte, lequel advis mon tres-redobté seigneur me bailla après que je fus revenu de mon voyaige par terre de Jherusalem jusques en France, pour le faire translater de langaige florentin en françois, et puis ordonna qu'il fust attaché à la fin de mon voyaige, mis par escript cy dessus par Maistre Jehan Mielot, chanoyne de Sainct Pierre de Lille et le moindre des secretaires de mon tresredobté seigneur.
Il me samble donc que ledit advis et advertissement de Messire Jehan Torzelo est tresbon et vray en aucuns poins comme je puis avoir veu et eu en souvenance et aussi sceu pour ouyr dire par autres que par ledit Messire Jehan Torzelo, et par especial de la puyssance du Turc. Le Turc a de cent à six vingt mil hommes à tout le plus de quoy les quarante mil seront a pié, sans tarquais ne autres harnois que espées et aucuns bastons sans fers, et le surplus à cheval. Et au regard des vingt mil hommes d'armes que Messire Jehan dit que le Turc tient continuellement à gaiges pour la garde de son corpz, je n'en ouys oncques parler que de dix mil qui sont esclaves dudit Turc, portans blancz chappeaulx, desquelz j'en ay veu une partie. Car du temps que je vins là où le Turc estoit ès marches de Thezale ces dix mil esclaves que les aulcuns appellent Jehaniceres, en qui il se fie le plus, avoyent esté desconfis par les Albanois, comme plus avant au long est dict audit livre cy dessus. Au regart de l'autre puissance, je me accorde bien à l'advis de Messire Jehan Torzelo par ouyr dire. Car je n'ay point veu le Turc ensamble sa puissance es champs, en armes, ne en batailles et quant aux trois chemins qu'il samble a Messire Jehan que on doibve prendre pour entrer en la Grece, je ne sçay à parler que de celui de Bellegrade tirant à Sophie; et ne sçay se par celluy de Vidinc, on pourroit mener, par charriotz, les vivres necessaires à une grande armée ou se on trouve autant de villes entre Vidinc et Aadrenopoly que par la voye et chemin de Bellegrade et Sophie.
Et quant aux puissances qu'il dict qui se porroyent joindre avec les vingt mil combatans, qu'il samble à Messire Jehan par son advis que on devroit faire aller par la voye de Bellegrade, ceste chose a despuis changé, car le dispot de Rascie a esté despuis dechassé par le Turc hors de la plus grant partie de ses pays de Rascie et de Servie et n'a point telle ne si grande puissance de gens qu'il soulloit du temps que Messire Jehan feist son advis. Et si les Esclavons et Albanois se voloient joindre avec l'armée des princes chrestiens, il seroit plus prochain et en moins de dangier des Turcz que feroit la voye de Bellegrade qui est plus prochaine d'Esclavonye et Albanye que celle de Vidinc.
Et samble que aincois que la puissance des princes entrast en la Grece, on devroit advenir les Esclavons et Albanois pour savoir où ilz se voldroyent et porroyent joindre avec l'armée, et en quel lieu et quel nombre de gens, lequel je cuyde qu'il ne soit pas si grant à present que Messire Jehan escript et baille par son advis, et qu'ilz fussent advertis d'eulx pourveoir de vivres, selon leur maniere de faire.
En outre, Messire Jehan ne advertit point du plusgrant nombre de gens qu'il me samble qu'il est necessité aux princes chrestiens d'avoir pour combattre et destruyre le Turc et sa puissance. Et me samble que le plus grant nombre d'archiers de France, d'Angleterre et d'Escosse que on pourroit finer et que une partie fussent duytz à tyrer à cheval et portassent petits pavais du costé où ilz tendroient l'arc; et crennequiniers d'Allemaigne à cheval et arbalestriers genevois, françois, gascons, catellans, et toutes gens de traict, le plus grand nombre que l'on porroit finer, ce sont les gens qui plus feront dommaige aux Turcs lesquelz ne sont point armez que de petis pavais, espées et tarquais: et les aulcuns ont de grosses masses qui ont bien courtz manches, et fâult qu'ilz en soient prez, s'ilz en veullent férir. Et ont leurs coiffes faictes de fil d'archal assez fortes contre le coup d'une espée, sous leurs chappeaulx ou tocques, comme j'ay dict par avant. Et me samble aussi que qui auroit un nombre competant de rybauldequins pour mettre devant la bataille des chrestiens ainsi que Monseigneur a accoustumé de s'en ayder, ilz y seroient necessaires, bien seantz et moult proffittables.
Et ne adverdt point Messire Jehan les princes bien au long de la maniere et ordre de combatre le Turc et d'aller avant. Si me samble, comme je l'ay ci-devant touché en mon livre, selon que j'ay ouy parler ceulx qui ont veu les Turcz en bataille et la maniere que selon les places où ilz se peuvent treuver, larges ou estroictes, ilz doibvent ordonner et mettre leurs gens, et eulx preparer pour combatre selon la maniere d'Auterice, de France, c'est assavoir avant garde, bataille et arriere garde, et que en allant avant, soyent tousiours prez l'un de l'autre, car les Turcs sont moult diligens et soudaynement viennent sur les gens aucunes fois.
Et s'il vient combatre, que l'advant grande et arriere garde, saulve le millieur advis de ceulx qui en sçavent plus et mieulx parler que moy, doibvent faire les cles de la bataille, et l'advant garde du costé droict. Et ung ru de pierre d'un plain point devant la bataille en laquelle porroit estre un grant nombre de crennequiniers à cheval, entrelardez avec les gens d'armes et des archiers, si mestier est.
Et samblablement en l'arriere garde qui sera au bout de la senestre de l'autre costé ung bien pou separé de la bataille et non trop, que en la dite avant garde ait des gens notables qui cognoissent la condicion des Turcz et la maniere qu'il fault tenir pour les combatre et desconfire: et que les chiefs de la dite avant garde et arriere garde soyent crains et obbeys de ceulx qui seront soubz eulx.
Et me samble qu'ilz doibvent attendre que les Turcz leur courent sus: lesquelz ont une maniere de faire comme on dict qu'ils faignent eulx enfuyr, affin que on les chasse. Et qui ainsi le feroit, ce seroit la perte et destruction des chrestiens. La raison si est: ilz ont leurs chevaux legiers et tousiours en aleyne pour courre et les hommes sont legiers et sans empeschement de harnois et tirent en fuyant, mieulx, plus fort et plus royde et plus droict qu'ilz ne font en chassant.
L'autre cause est que les chrestiens sont armez et leurs chevaulx gros et pesantz qui ne vont si fort que ceulx des Turcz, et quant ilz les ont mis en desroy, et que en fuyant, ilz blecent les chevaulx et les gens qui les chassent. La plus grant part des Turcz portent tousiours ung tabolçan à l'arçon de la selle et le sonnent, et s'en rassamblent comme porceaulx, quant ilz ouyent crier l'un l'autre. Et quant ilz sont assamblez et treuvent les chrestiens en desroy chascun peut penser et cognoistre quelle fin en peut estre. Et au regard de la bataille me samble que les princes doibvent là estre et la conduyre, en laquelle doit estre la baniere de la croix et de Nostre Dame et celles des princes et aultres seigneurs et nobles hommes qui en portent. Et seront en ladite bataille au moins de nombre que bonnement faire se porra, afin que moins de gens en soyent occupez et qu'ilz puissent combatre, si mestier est. Et samble que pareillement une grande partie d'archiers et de gens de traict doivent estre entrelardez entre les gens de bataille pour ce que les Turcz sont tous archiers pour la plus grant part: et pourroyent tirer dedans la dite bataille si n'estoit pas la résistance et dobte du traict des archiers et crennequiniers des chrestiens qui seront comme dict et parmy les gens d'armes ou ung pou devant si mestier est et ainsi que on porra veoir que sera de necessité pour ce que les archiers et crennequiniers chrestiens tirent plus loing et porroient avoir tiré deux ou trois flesches et traicts au moins dedans la bataille des Turcz avant que les flesches des Turez puissent venir dedans la bataille des chrestiens. Les trois batailles seront prez l'une de l'autre comme dict est, et laisseront venir les Turcz contre eulx. Et si estoit ainsi, et que ce fust la voulenté et grace de Nostre Seigneur que les Turcz se missent en fuyte par cautelle pour mettre les chrestiens en desroy, samble que les batailles ne se doivent point pourtant desroyer, mais tous ensamble aller avant le pas sans troter et tousiours en ordonnance.
Et si par adventure, les Turcz estoyent prez d'ung destroict qu'il fallit qu'ilz passassent à peyne et en desroy, et quant une grande partie seroyt passée oultre, que on verroit qu'ilz s'enfuyeroient à bon escient, lors l'advant garde les porroit charger et ferir au doz: et que la bataille soit prez pour tousiours soubstenir le fais et secourir l'advant garde, si mestier est.
Et samblablement pourroit faire l'arriere garde de son costé. Et est de necessité que chascun soit adverty que on ne chasse point oultre ledit destroict et que la puissance ne chasse point oultre que on ne sache la convine des Turcz; car en telles choses ilz sont assez cautelleux et subtilz et ozeroit bien le Grant Turc perdre ung nombre de ses gens pour mettre en desroy, pour deffaire et desconfire les chrestiens.
Et samble que qui se conduyra saigement et par bonne ordonnance, que le Turc sera contrainct de combatre les chrestiens à son grant desadvantaige ou de perdre et abandonner la Grece, pour ce qu'il n'y a nulles forteresses que aucunes sur les frontieres lesquelles par où j'ay passé ne sont pas bien fortes. Et les murs de toutes les grosses villes dedans le pays de la dite Grece sont abatus, si ce n'est Constantinoble et le chastel de Dymoticque qui est sur la Maresce près de Ypsala tirant &à Henie. Et ainsi fault qu'il garde ledit pays de la Grece par puissance ou qu'il l'abandonne et perde.
Et samble que tous les gens d'armes devroyent porter espées trenchans, ung pou roides de pointe, et courtes lances legieres et les fers trenchans un pou roides sur la façon d'un fer d'espieu pour en ferir, comme on feroit de ces menues lances que on appelle langues de beuf: et quant les batailles iront avant, qu'on soit tousiours en ordonnance, comme pour attendre la bataille d'heure en heure.
Et que on .envoyé des gens du pays à ce cognoissans, tousiours ung pou devant les batailles affin que par la grant dilligence des Turcz ilz ne puissent surprendre les chrestiens en aucun destroit demy passé ou à passer. Et si n'estoit que le Turc eust perdu quarante ou cinquante mille hommes, par ainsi les princes et les batailles se pourroyent eslargir si bon leur sambloit.
En oultre, Messire Jehan Torzelo ne parle point en son advis du grant rigueur de justice qu'il me samble que les princes chrestiens devront tenir et faire s'il leur plaist, sans laquelle samble que ladite conqueste ne se pourroyt faire ne conduyre.
Et premierement des edits et ordonnances que les princes feront: que nuls de leurs gens ne prennent ne derobent riens l'un à l'autre et ne prennent riens de aultruy sur peynes cappitalles et par especial sur les chrestiens. Car qui le feroit autrement, il seroit en grant dangier que grans inconveniens et dommaiges s'en pourroient ensuyvre comme autresfois ont faict. Et pareillement, par samblables deffences et ordonnances que les marchans, qui meneront les vivres et autres denrées pour fournir la dite armée, soyent gardez et conduitz seurement sans leur prendre ne oster leurs vivres que en payant le pris qui sera ordonné par ceulx qui à ce seront commis par les princes et chiefz. Et avec ce samble il que les princes devroient ordonner et deffendre sur les peynes dessus dictes que nul, de quelque estat qu'il soit, ne fasse noyse ne debatz, par quoy aucune difficulté ou dissension puist estre entre les princes et leurs gens, car c'est une chose moult périlleuse, comme chascun peut sçavoir.
Item, est de necessité de deffendre que nul n'aille en fouraige et sur peyne qui samblera bonne aux princes, depuis que on entrera en la Grece, si ce n'est par l'ordonnance des princes et chiefz jusques à ce que on sera au dessus de la conqueste, car les dangiers y seroient grans, considéré la grant dilligence des Turcz qui font souvent en ung jour autant de chemin ou plus qu'ilz n'ont faict en deux ou trois jours quant ilz ne vont que le pas.
Et pour advertir, il est assez notoire que le Grant Turc tient grant pays et seigneuries et me samble qu'il est le plus obbey de ses subjectz que seigneur que je cognoisse, ne veisse oncques, ne de qui j'aye ouy parler; car il n'y a nul de ses gens, de quelque estat qu'il soit, qui l'osast desobbeyr ne trespasser son commandement et ordonnances sur leurs vies. Et n'espargne nul quant le cas y eschet: et avec ce sont les Turcz gens de grant dilligence et obbeyssant, comme dict est, et cognoissent et sçavent prendre leur party, quant il leur est besoin et necescité.
Et quant la conqueste de la Terre Saincte de quoy Messire Jehan Torzelo met en son advis qui se feroit ung mois par apprez, il me samble que la chose n'est pas si legiere à faire, au moins par terre comme le dit Messire Jehan: et ne sçay s'il a faict le chemin par terre. Au regart de la mer, je m'en rapporte à ceulx qui cognoissent mieulx la chose qu'il ne faict.
Au regart des exortacions et amonestemens de bien faire et de faire service à Nostre Seigneur en grant humilité, devotement et de bon cueur et laisser toutes pompes et vaines gloires arriere et ne penser à nul mal, fors seullement à servir Dieu devotement et à l'augmentacion de nostre foy, estre confez et repentant de tous ses pechez et en volonté de non plus y rencheoir, je m'en atens aux confesseurs et prescheurs de le remonstrer aux princes et à chascun chrestien, tant par predicacion que en confession. Nostre Seigneur par sa grace doint que tous qui yront audit voyaige pour faire celle conqueste contre les Turcz soyent de telle volente.
Sy plaise à mondit seigneur tresredobté prendre en gré cestuy mon advis et advertissement de ce qu'il me samble sur l'advis dudit Messire Jehan, et s'il y a aucune chose qui samble à mondit seigneur qui puist servir ne proffiter, que de sa grace luy plaise estre content de mondit advis que j'ay faict grossierement, selon mon petit sens et entendement, tout le mieulx que j'ay sceu. Dieu par sa grace veuille conduyre le surplus au bien de la chrestienté et à l'honneur de mon tresredobté seigneur, Monseigneur le duc de Bourgoigne.
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